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LE LYRISME ROMANTIQUE.

répugne à se donner en spectacle, à gémir en public. Il ne veut point « d’une douleur qui fait un grand fracas ». Mais lui-même n’a-t-il pas dit de ses vers qu’« ils pleurent bien souvent en paraissant chanter » ?

Jusque dans Émaux et Camées, nombre de pièces ont la note émue. Quelle plus mélancolique complainte que Tristesse en mer ? La Symphonie en blanc majeur se termine sur un élan de passion : cette femme implacablement blanche, cette Madone de neige et de glace, oh ! qui pourra fondre son cœur ? Dans le Clair de lune sentimental, le poète pleure un vieil amour, et ce sont des larmes de sang. Il lui suffit d’entendre lire les Vieux de la vieille pour éclater tout d’un coup en sanglots. Sa passion, déguisée ou contenue, ne lui arrache pas de cris comme à Alfred de Musset ; mais il n’est point le dilettante impassible qu’il affectait d’être : l’émotion se devine encore chez lui jusque sous le masque d’ironie dont elle s’habille. N’a-t-il pas comparé le poète au pin des landes ? Quand le poète est sans blessure, il garde son trésor pour lui ; c’est par les entailles de son cœur que s’épanchent les vers, ces divines larmes d’or.

Le sentiment le plus profond qu’ait éprouvé Gautier, c’est la peur de la mort. Point de poète que la mort n’ait inspiré ; mais aucun pour qui la pensée en ait été aussi lugubrement navrante. Alors que son adolescence va chantant par les chemins, il rencontre déjà cette sinistre apparition : elle lui montre, ici, le portrait d’une femme éblouissante de beauté et rayonnante de jeunesse, là, une tête de mort au ricanement édenté, au nez camard, à l’œil creux, tout ce qui reste de cette jeunesse et de cette beauté. L’horrible sorcière d’Albertus n’est autre chose que « la Mort vivante », « vieille infâme », « courtisane éternelle », dont le spectre se lève partout devant lui. La Comédie de la mort a l’épouvante pour muse : si la tombe ne livre pas son secret au poète, il en exprime du moins l’horreur et le dégoût dans toute leur poignante amertume. Le même frisson d’angoisse court çà et là dans toute son œuvre. De son premier voyage en Espagne, il rapporte des couleurs et des images ; mais