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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

plus variables circonstances. Ce n’est ni un peintre ni un philosophe ; c’est un « rapporteur » admirablement informé, dont l’esprit curieux et net s’intéresse à tout et se tient au courant de tout. Mignet avait raconté la Révolution en deux volumes, sans autre visée que l’interprétation rationnelle et psychologique des faits ; Thiers fait entrer dans son immense ouvrage toute la partie positive de l’histoire avec une abondance et une précision qui tient du fac-similé. À ses yeux, cette partie mérite plus l’attention des esprits sérieux que le côté dramatique. « Je n’ai pas craint, dit-il lui-même, de donner jusqu’au prix du pain, du savon et de la chandelle… J’ai cru que c’était un essai à faire que celui de la vérité complète. » Cette multiplicité de détails qu’il juge nécessaire à l’exactitude historique se concilie d’ailleurs chez lui avec une ordonnance à la fois simple et imposante. L’infinie variété des objets qu’il embrasse semble concourir d’elle-même à l’unité d’un ensemble qui se déroule avec autant d’aisance que de grandeur. Comme rien n’embarrasse son universelle compétence, rien n’altère non plus la netteté de son dessin et ne trouble le courant de son style.

Parmi toutes les facultés de l’historien, celle qu’il apprécie au plus haut degré, c’est l’intelligence. L’intelligence (et il prend le mot dans son sens vulgaire) est à ses yeux le vrai génie de l’histoire. Elle entre dans les secrets des finances, de la guerre, de la diplomatie ; elle fait toucher du doigt au lecteur les ressorts les plus cachés, les plus imperceptibles rouages du mécanisme administratif, politique et social. Elle va toujours droit au fait, à la notion précise, au détail circonstancié. Qu’est-ce, par exemple, que la louange ou le blâme pour les grandes opérations militaires, quand ils n’ont pas été procédés d’un exposé pratique ? De vaines et puériles déclamations. Si Thiers s’extasie sur le passage des Alpes, ce n’est qu’après avoir calculé le nombre des lieues, mesuré l’épaisseur des neiges et la hauteur des montagnes, compté les pièces d’artillerie, les voilures de munitions, les fourgons de vivres. Il a étudié la guerre avec le général Foy ot Jomini, la diplomatie avec Talleyrand, la finance avec le baron Louis,