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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

quelle inquiétude trépidante, quel sautillement convulsif. Le courant de son histoire n’a pas de lit. Elle ne raconte pas, elle n’expose pas, elle n’ordonne pas ; c’est une causerie lyrique qui ne saurait s’astreindre à aucune méthode, qui bouleverse l’ordre des événements, qui heurte les siècles les uns contre les autres, qui a pour loi non pas la suite naturelle des faits ou la liaison logique des idées, mais l’association instinctive et brusque des sentiments.

Faisant de l’histoire une œuvre toute subjective, Michelet y cède aux caprices, aux lubies, aux enfantillages de son humeur mobile et fantasque ; il y introduit non seulement de hasardeuses hypothèses, mais encore des curiosités indiscrètes, des familiarités malséantes, des personnalités déplacées. Plus il va, plus cette tendance se marque. Il expliquera les plus grands événements par des causes insignifiantes, il multipliera ses emprunts à des sciences suspectes, il quêtera les anecdotes scandaleuses dans tous les dessous et les envers des chroniques, il déconcertera son lecteur par les rapprochements les plus inattendus et parfois les plus bizarres ; aux lignes sévères de l’histoire il croisera les mille arabesques de sa fantaisie. Mais cet historien auquel nous devons souvent refuser notre créance, est toujours, même dans sa manière la plus contestable, un magicien qui nous enchante. S’il donne aux illusions de son esprit un dangereux prestige, il atteint aussi d’un seul bond, il embrasse d’un seul coup d’œil, des vérités sur lesquelles la plus sagace analyse n’aurait pas de prise. Quelques mots d’un personnage, un geste, un trait de physionomie, suffisent à le lui montrer en plein ; la figure surgit tout entière et comme d’un jet dans son cerveau. Il supplée aux lacunes de la science par la divination. Il n’enseigne pas l’histoire, il la révèle. S’il y a en lui du « thaumaturge », il y a aussi du voyant et presque du prophète. Son œuvre est parfois un rêve, souvent une vision, toujours un poème. Partout où l’imagination de l’artiste n’y égare pas la science de l’historien, elle la vivifie, elle la féconde, elle lui met des ailes aux pieds et un flambeau dans la main.