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LA CRITIQUE.

étroite unité cet esprit français dont toute son œuvre est une glorification. L’esprit français, tel qu’il l’entend, n’a réalisé son idéal que durant cette courte période qui commence à la fondation de l’Académie et se termine avec le « grand siècle ». Ce sont cinquante ans de notre histoire littéraire, et ces cinquante ans ont fixé à jamais notre littérature et notre langue. La religion de Nisard pour le classicisme opprime sa critique. Il ne sent pas assez que le génie d’un peuple se renouvelle sans cesse, et que, même après un âge classique, toute innovation n’est pas, fatalement, une marque de décadence. Il ne veut voir dans le xviiie siècle qu’un prolongement du xviie siècle, ou plutôt une déviation. C’est à peine si quelques « gains » figurent çà et là sur son pédantesque budget en face des innombrables « pertes » qu’il inscrit au passif de notre littérature. Tout ce qui a précédé les cinquante ans de pur et vrai classicisme n’était qu’un acheminement ; tout ce qui les suit ne peut être qu’un déclin.

« Je ne saurais aimer sans préférer, a-t-il dit lui-même, et je ne saurais préférer sans faire quelque injustice. » Exaltant les écrivains dans lesquels il reconnaît son idéal de raison bien disante, de force disciplinée, d’ordre soutenu, Nisard juge avec une rigueur excessive ces génies inquiets et hasardeux à qui l’impatience de la règle, la prédominance de l’inspiration personnelle, ont fait perdre l’équilibre. Il ne voit guère chez Fénelon que l’esprit de « chimère » et chez Rousseau que l’esprit d’« utopie ». Fondée sur la tradition classique, qui a pour règle le « sens commun », sa critique se tient d’abord en garde contre toute nouveauté. Elle est éminemment conservatrice et impérative. Elle a pour but de « défendre ce qui est vrai contre la double mobilité de l’esprit humain et du génie national ». C’est une critique de résistance, de coercition. Sans doute, elle ne déclare pas « l’esprit humain épuisé », mais elle le rappelle sans cesse à ce qu’il a fait d’« immortel ». Elle ne prétend pas supprimer la liberté, mais elle la tient pour suspecte. « La liberté, dit-elle, est pleine de périls et d’égarements,