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LE ROMAN.

à ces détails multiples et complexes qui donnent à chaque personnage sa physionomie caractéristique. Chacun porte l’empreinte de son origine, de son tempérament, de son éducation, de son métier, de son habitacle, des circonstances infiniment variées sous l’influence desquelles se développe son action. Nous disions que, dans la peinture des caractères, Balzac abstrait à outrance ; mais, si ses personnages sont la plupart du temps mus par une seule passion, l’analyse de cette passion comporte pour ce physiologiste une foule de détails que négligeait l’idéalisme, habitué à voir dans l’homme un pur esprit. Balzac la représente, non pas dans sa généralité typique, mais toujours modifiée par les circonstances particulières et par les diversités individuelles. C’est là ce qui le distingue des écrivains idéalistes, classiques ou romantiques, et cette différence tient à ce qu’il considère l’homme non plus en cartésien, mais en disciple de Cabanis et de Geoffroy Saint-Hilaire, non plus comme une force morale agissant dans la plénitude de sa liberté, mais comme l’esclave des conditions physiologiques auxquelles sa nature même l’assujettit. Individualisés à ce point, les personnages de Balzac vivent d’une vie complète. Ce ne sont pas des symboles de convention, mais de véritables hommes, et, si parfois la multitude des traits peut embrouiller leur figure, elle emprunte le plus souvent à cette accumulation même un effet de vérité saisissante. Nous connaissons jusqu’aux plus menus traits de leur nature et de leur existence. Ils se détachent dans notre esprit avec une incomparable vigueur de relief. Nous sommes persuadés qu’ils appartiennent au monde réel, et peu s’en faut que, comme Balzac lui-même, nous ne croyions vivre avec eux.

La Comédie humaine n’était pas, dans la pensée de son auteur, une comédie de caractère, mais une comédie de mœurs. Il avait l’ambition de représenter la société moderne tout entière et non de la résumer dans quelques figures. Sans doute, quoiqu’il parte toujours de la réalité, il se laisse plus d’une fois entraîner par son imagination à exagérer