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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

ses rites et ses hymnes, ses missions et ses croisades ; elle avait versé à nos pères l’ivresse des fervents enthousiasmes et des lyriques transports ; elle symbolisait le règne de la justice, de l’amour, de la dignité humaine. Les générations de notre temps s’en font une idée beaucoup moins sublime. Elle est, à leurs yeux, le gouvernement le mieux approprié aux nécessités actuelles, le plus commode, le plus simple, le mieux fait pour éviter de ruineuses révolutions. L’économie politique évince toujours davantage la politique pure. Le meilleur régime est celui qui donne le plus confiance aux intérêts et favorise le mieux le développement de la richesse nationale. La notion de l’État perd d’ailleurs tout caractère mystique : le jour approche où nous ne le considérerons plus que comme une compagnie d’assurances mutuelles.

Le réalisme littéraire est l’expression d’une société qui ne croit plus à l’idéal, qui n’a d’autre religion que celle des faits, d’autre croyance que celle des sens, d’autre méthode que celle de l’observation. La littérature romantique dans tous les genres, depuis le lyrisme jusqu’à l’histoire, avait été une poésie : la littérature contemporaine est essentiellement prosaïque. Stendhal, Mérimée, Balzac, tous les initiateurs réalistes, manifestaient hautement leur dédain pour la langue des vers. En pleine floraison du romantisme, Vigny représentait déjà le poète se tirant, soit par l’isolement volontaire, soit par la mort, d’une société qui ne lui témoigne qu’indifférence ou mépris, qui brutalise, même sans le vouloir, sa pudique fierté d’esprit pur. Et cependant, le public de 1830 se laisse attendrir par l’infortune de Chatterton ; il plaint cette âme ulcérée, pour laquelle le don du génie est fatalement la vocation du suicide. Trente ans plus tard, quand la pièce est reprise, on crie au malheureux de « vendre ses bottes ». Notre temps est hostile à la poésie. Elle voit chaque jour son domaine se resserrer : le théâtre même lui échappe. Elle est la langue de l’imagination et du sentiment, et notre temps est celui de la science et de la critique. Le poète nous semble un enfant : il joue avec des rimes, exercice inoffensif, aimable et gracieux