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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

cœur ; il se mit tout entier dans ses écrits ; il inaugura l’avènement de ce moi, qui devait régner sans partage pendant la période romantique, en rompant soit avec la philosophie rationaliste, que son siècle avait de plus en plus desséchée en la raffinant, soit avec les bienséances d’une politesse superficielle, impuissante à masquer l’épuisement de l’activité morale. Ceux de ses ouvrages qui ont exercé le plus d’influence sur notre littérature sont justement ceux qui le peignent : il commence par le roman de Julie et de Saint-Preux, qu’il avait rêvé pour lui-même avant de l’écrire, il termine par les Confessions, qui ont pour objet de faire connaître ce qu’il appelle « son intérieur », c’est-à-dire tout ce qu’il y a en lui de plus personnel et de plus secret. Ce n’est pas seulement l’histoire de sa vie qu’il raconte, c’est « l’histoire de son âme ». Il a le moi pour unique domaine. Rousseau a échauffé le siècle de ses ardeurs, il l’a enchanté de ses rêves, il l’a troublé de sa folie. Sa propre personnalité l’absorbe : il n’est jamais sorti de lui-même que pour se retrouver hors de lui. Tandis que les philosophes contemporains font appel à la raison, il s’adresse à la sensibilité. Il enflamme jusqu’à la logique. D’autres éclairent le monde avec la lumière des idées : Rousseau l’embrase avec le feu des passions.

Si le sort commun de l’humanité est de sentir avant de penser, il l’éprouva plus qu’un autre. « Je n’avais, dit-il, aucune idée des choses que tous les sentiments m’étaient déjà connus. » Penser fut toujours pour lui, nous l’en croyons volontiers, une occupation pénible et sans charme. C’est parle sentiment qu’il vivait ; c’est aussi par le sentiment qu’il a accompli toute son œuvre et renouvelé l’âme de sa génération. La raison, en analysant l’homme, l’avait comme stérilisé. Elle tenait la sensibilité en défiance et ne voyait dans l’imagination qu’une vierge folle dont les charmes mêmes étaient suspects. Rousseau protesta contre les abus de l’analyse et opposa la philosophie du cœur à celle de la raison. À ses yeux, c’est la raison qui est sans principes et l’entendement sans règles : l'entendement et la raison ne