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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

une profanation, il invite les poètes à quitter le thème personnel, à retremper aux sources éternellement pures l’expression usée et affaiblie des sentiments généraux, à fortifier leur esprit par l’étude et la méditation pour se faire les guides de l’humanité dans la recherche de ses traditions idéales. Les grands poètes romantiques avaient déjà demandé des inspirations à l’histoire primitive du genre humain ; mais, au lieu de se faire les contemporains des races disparues, ils prêtaient aux héros antiques des idées modernes. La Légende des siècles elle-même déborde de lyrisme. Le poète, prolongeant sa personnalité jusqu’au fond des âges, n’y cherche bien souvent qu’un cadre propre à l’expression de ses sentiments ou de sa pensée. Cette épopée de notre race, dans laquelle Victor Hugo portait, outre son besoin d’expansion lyrique, une foi spiritualiste dont il ne se détacha jamais, des préoccupations humanitaires, un penchant irrésistible à dramatiser et à moraliser, Leconte de Lisle veut l’écrire avec la neutralité d’un historien, avec le désintéressement absolu d’un philosophe aux yeux duquel se valent toutes les conceptions dont le genre humain a successivement vécu comme ayant été également vraies chacune à son heure. Pour lui, la poésie consistera à représenter, sans y rien mêler de lui-même, les formes multiples qu’a revêtues d’âge en âge le culte du Beau.

En même temps que son imagination grandiose demandait de vastes thèmes, son esprit sérieux et méditatif ne pouvait se plaire dans une virtuosité gratuite. La légende des races abolies et des religions éteintes lui fournissait une matière en rapport avec la puissance de ses facultés expressives aussi bien qu’avec l’habitude de son âme portée d’elle-même à de graves contemplations. Sa théorie du beau pour le beau n’aboutit point à un formalisme vide. Chez cet artiste épris de rythmes austères et de lignes sculpturales, il y a aussi un penseur pour qui la poésie n’est qu’une forme de la philosophie. À ses yeux l’art doit tendre à s’unir étroitement avec la science. Dans les temps antiques il fut la révélation spontanée de l’idéal, tandis