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LA POÉSIE.

se plaît aux raffinements morbides et aux préciosités macabres ; l’autre, chantre héroïque et religieux des civilisations anciennes ou barbares, y déroule avec une gravité sacerdotale ses larges et grandioses tableaux. Baudelaire procédait de Gautier ; Leconte de Lisle se rattache directement à Victor Hugo. Mais, si l’ampleur et la puissance du style poétique, la vigueur du souffle, l’éclat des images, la faculté des vastes ensembles, le don d’évoquer les siècles antiques, de rendre la vie aux mythes et aux symboles des sociétés primitives, le rapprochent plus que tout autre poète contemporain de celui qui fut son premier initiateur et qui resta toujours son maître, il se distingue de lui soit, comme artiste, par un soin plus scrupuleux encore d’exactitude et de précision pittoresque, soit, comme philosophe, par un stoïcisme contemplatif dont aucune émotion ne doit troubler la superbe tranquillité.

Le souci d’une perfection absolue et suprême, qui caractérise en général les romantiques de la seconde époque, conduisait tout naturellement à une conception de la poésie où le sentiment n’aurait plus de place. Leconte de Lisle est le chef de ceux qu’on a appelés les Impassibles. Ce qui fait le poète à leurs yeux, ce n’est pas la faculté de sentir, mais celle d’exprimer. « Les deux termes de grand poète et d’irréprochable artiste sont nécessairement identiques. » Or, pour être vraiment irréprochable, l’artiste doit s’interdire toute émotion qui peut faire trembler sa main. La poésie n’est-elle donc pas un « cri du cœur » ? Leconte de Lisle s’élève contre « cet apophtegme décisif en raison même de sa banalité ». Non seulement « l’usage professionnel des larmes » offense la pudeur des sentiments les plus sacrés, mais encore il porte atteinte à la majesté de l’art. L’art se suffit à lui-même : c’est le corrompre et l’avilir que de l’appliquer à l’expression des sentiments personnels. La seule émotion que le poète ressente et provoque a un caractère tout esthétique : c’est celle qu’excite en nous la beauté.

Leconte de Lisle s’annonce dès l’abord par une préface retentissante où, condamnant toute poésie subjective comme