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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

la joie elle-même : du haut de leurs dômes une quiétude inaltérable descendra dans son sein. Qu’il demande aux animaux le secret de leur béatitude : couché comme un dieu, le taureau ferme l’œil à demi et rumine en lui-même une félicite placide. Qu’il ferme son cœur aux soucis des passions et son esprit au mal de la pensée. Qu’il s’endorme dans une bienheureuse léthargie ; qu’il écoute la voix de la nature, dont le silence même est une leçon. Mais quoi ? La nature, elle aussi, a ses agitations et ses troubles. Les vagues de la mer apportent à notre oreille des rumeurs inquiètes ; un frémissement d’angoisse traverse par moments la solitude des grands bois. Les éléphants passent avec lenteur : pendant que le soleil cuit leur dos noir et plissé, ils rêvent, massifs pèlerins, à ces forêts de figuiers où s’abrita leur race. Sur la plage, les chiens poussent des hurlements devant la lune livide, comme si quelque mystérieuse détresse faisait pleurer une âme dans leurs formes immondes. Le taureau lui-même poursuit de son œil languissant et superbe le songe intérieur qu’il n’achèvera jamais : le voilà qui abandonne son large lit d’hyacinthe et de mousse ; il tend son mufle camus ; il beugle au loin sur les flots. Où donc est la paix, puisqu’elle n’habite ni l’âme rudimentaire des bêtes, ni l’inconscience apparente de la nature ? La paix est dans la tombe. Ô lugubre troupeau de ceux qui ne sont plus, le poète vous envie ! Importuné par la voix sinistre des vivants, il aspire au sommeil sacré. Il appelle la divine Mort. Il demande au Néant de lui rendre le repos, que la vie a troublé.

L’esthétique de Leconte de Lisle répond à sa philosophie : ce repos dans lequel consistent la sagesse et la félicité, il y voit aussi le principe du beau. La beauté lui apparaît comme le symbole du bonheur impassible. Il en trouve l’expression supérieure dans l’art grec, dans les dieux de marbre, dans ces blancs immortels dont les inquiétudes humaines n’ont jamais terni la face. Il cherche, pieux pèlerin, le chemin de Paros que nous avons perdu, et, tandis que l’impure laideur triomphe, il se transporte aux siècles glorieux où