Page:Pellissier - Le Mouvement littéraire au XIXe siècle, 1900.djvu/30

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
22
LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

tômes ne cessent de l’obséder. Malheureux, il exaspérait ses souffrances ; heureux, il « s’ennuyait du bien-être ». Le génie de Rousseau trahit un fond de maladie. Rousseau, nous dit Hume, « ressemble à un homme qui serait nu, non seulement nu de ses vêtements, mais nu et dépouillé de sa peau, et qui, mis ainsi à vif, aurait à lutter avec l’intempérie des éléments qui troublent sans cesse ce bas monde ». Toujours inquiet, toujours mécontent de tout et de lui-même, tourmenté de désirs sans objets, en proie à une inaction qui le dévore, la sensibilité et l’imagination ont dissous en lui le caractère. Son incurable passivité le fait le jouet d’impressions contre lesquelles il est impuissant à réagir. Il désire et ne sait pas vouloir ; il rêve et n’a pas la force d’entreprendre. Dans cette nature ardente et faible, aussi prompte au découragement qu’à l’enthousiasme, nourrie de chimères et impropre aux réalités de la vie, nous reconnaissons déjà ce mal que les romantiques appelleront le mal du siècle, et dont Saint-Preux fut la première incarnation poétique comme Rousseau en avait été la première victime.

Source de ses égarements et de ses misères, cette faculté de sentir fit aussi la puissance communicative de son génie. Il lui doit l’éloquence enchanteresse et contagieuse qui, dans une société blasée, évoqua tout à coup comme par magie les puissances latentes de la passion. Au xviie siècle, l’amour avait été un élégant commerce d’esprit, un thème de conversations délicates, une cour cérémonieuse où le cœur et les sens n’avaient que peu de part. Le xviiie siècle en avait fait soit un froid libertinage, soit une galanterie subtile : d’une part les gravelures de Grébillon fils, de l’autre les mièvreries de Marivaux. Jean-Jacques retrempa et régénéra l’amour, qui se mourait d’inanition. Il y introduisit à la fois et la sensualité naturelle au lieu d’une dépravation raffinée, et l’exaltation morale au lieu des préciosités du sentiment. Il lui rendit sa gravité passionnée, sa ferveur d’enthousiasme, sa dévotion ardente, et, s’il donnait à son héroïne le nom de nouvelle Héloïse, c’est que, pour retrouver