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LES PRÉCURSEURS DU XIXe SIÈCLE.

le véritable amour, celui dont sa Julie et lui-même se sentaient enivrés, il lui fallait remonter dans le lointain des siècles jusqu’à l’Héloïse d’Abailard. Julie dit en une lettre fameuse que Saint-Preux lui a donné sous la tonnelle un âcre baiser : cet âcre baiser, qui fut pour Voltaire un inépuisable thème de moqueries, marquait, dans les choses du cœur, toute une révolution, et les ironies les plus fines des « philosophes », les plus précieux, dégoûts des beaux esprits, ne purent prévaloir contre la force irrésistible de la passion, qui vivifia par ses orages l’atmosphère factice de la vie contemporaine. Saint-Preux se faisant aimer de son élève, c’est le plébéien Jean-Jacques appelant à l’amour tout ce cortège de grandes dames dont il traîna les cœurs après lui.

Cet amour ne saurait avoir pour cadre, comme le vain badinage de la galanterie, ni les élégants boudoirs des hôtels, ni même les ombrages taillés des parcs. Il lui faut un site magnifique et grandiose avec lequel s’harmonisent d’eux-mêmes les sentiments des héros. C’est à Clarens que Julie et Saint-Preux s’aiment, dans un pays de torrents et de sapins, au pied des montagnes dont les fraîches brises retrempent les sens et le cœur. En même temps que la poésie de la passion, Jean-Jacques révélait à son siècle la poésie de la nature. La nature, dit-il, « était morte aux yeux des hommes ». Tandis que les poètes descriptifs du temps en faisaient une élégante et sèche anatomie, il lui rendit une âme en lui prêtant la sienne. Il l’associa à ses joies et à ses peines, à ses espérances et à ses regrets. Elle fut pour lui une confidente et souvent une consolatrice ; il fut pour elle l’interprète de ses mystères et le chantre de ses harmonies. Rousseau s’enivre des grandes scènes alpestres. Mais un site riant suffit pour l’émouvoir, une fleur champêtre pour l’attendrir. Il aime la nature dans ses familiarités intimes comme dans ses pompeuses magnificences et dans ses horreurs sauvages ; elle n’a pas de voix si humble qui ne parle à son cœur. Dès les premières années de son enfance songeuse et impressionnable, il en avait