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LES PRÉCURSEURS DU XIXe SIÈCLE.

tristesses vagues, les enivrantes douceurs et les tendresses ineffables.

L’amour de la nature et le penchant à la rêverie s’allient chez Rousseau avec le goût de la réalité, de la vie familière, du bonheur intime et domestique. Il se plaît à tout ce qui concerne les champs, aux soins de la ferme, au colombier, où il passe souvent plusieurs heures de suite « sans s’ennuyer un moment », aux ruches, dont il apprivoise après quelques piqûres les petites habitantes. Il s’intéresse non seulement aux fleurs du jardin, mais aux légumes du potager. On le trouve parfois juché au haut d’un arbre, ceint d’un sac qu’il remplit de fruits et dévale ensuite à terre avec une corde. Dans sa jeunesse, il voyage à pied : il ne connaît pas de plus grand plaisir que d’aller devant lui, sans être pressé, par un beau temps, dans un beau pays. Devenu vieux, il fait de sa vie pendant dix ans une herborisation perpétuelle. Dans ses Confessions, il note avec une sensualité attendrie les frugals repas de laitage et de « grisses » qui le rendaient jadis le plus heureux des gourmands. Mêlé au commerce du beau monde, il ne peut, en traversant un hameau, humer l’odeur d’une bonne omelette au cerfeuil sans donner au diable et le rouge et les falbalas et l’ambre. Tous les travaux auxquels il s’assujettit, tous les projets d’ambition qui par accès animèrent son zèle, n’avaient d’autre but que d’atteindre un jour à ces bienheureux loisirs dont le cadre devait être un petit domaine rustique, asile du bonheur simple, modeste et recueilli après lequel il soupire. « L’habitude la plus douce qui puisse exister, dit-il, est celle de la vie domestique.  » Ce père qui avait mis ses enfants à l’hospice, ce mari d’une inepte servante d’auberge qui fut d’abord sa maîtresse, avait au fond le sentiment le plus cordial des douces vertus et des pures affections qui fleurissent sous le toit paternel autour du foyer conjugal. Il enseigna aux pères leurs devoirs et fit pour eux des programmes d’éducation. Il vivifia chez les mères le sentiment de la maternité, c’est à son appel qu’elles se firent nourrices comme les pères se faisaient précepteurs. Ce qu’il regrette dans sa vieillesse.