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LE ROMAN.

Mais les figures les plus vulgaires ou les plus ingrates ne sont pas exclues de sa sympathie pour peu qu’elles la méritent, et il prend plaisir, on le sent, à les sauver du ridicule ou même du mépris par quelque généreux mouvement, par quelque noble altitude. Il aime au fond son Nabab, il n’est pas sans complaisance pour son Roumestan, il trouve moyen de relever son Astier-Réhu en lui prêtant tout à la fin une dignité qui force notre estime.

Daudet est spontanément optimiste, et cet optimisme natif le distingue entre tous les romanciers de l’école contemporaine. Il y a dans son œuvre des personnages tout aussi dépravés que dans celle de Flaubert ou de Zola. Mais, à la manière dont il les représente, on sent qu’il méprise leur ignominie et qu’il s’indigne de leur bassesse. Or le pessimiste, aux yeux duquel la bassesse et l’ignominie sont le fond même de l’homme, n’est plus accessible à l’indignation ou au mépris. Daudet ne se croit pas d’ailleurs obligé de peindre notre espèce toujours plate ou vile ou perfide, de n’admettre aucun élément de bonté, de tendresse, de vertu. Presque toujours ses livres nous présentent, ne fût-ce qu’incidemment, quelque personnage de prédilection qui fait honneur à l’humanité. Et même, s’il dément jamais sa méthode constante de ne travailler que d’après le modèle, c’est justement pour inventer, quand la réalité ne la lui offre pas, une aimable et douce figure à laquelle puisse se prendre son invincible besoin de croire qu’il y a encore au monde des âmes élevées, pures, délicates. Peut-être a-t-il eu parfois l’imagination trop complaisante, peut-être trouve-t-on chez lui quelques types un peu conventionnels, un peu fictifs, dont il s’est plu visiblement à embellir les traits. De farouches pessimistes ne lui pardonnent pas ses Aline Joyeuse ou ses André Marsanne ; ils l’accusent de fausser la nature humaine en lui prêtant des grâces et des vertus imaginaires : mais leur pessimisme intraitable ne la fausse-t-il pas dans un autre sens en ne nous montrant d’elle, sous prétexte d’être vrais, que ses turpitudes et ses horreurs ?