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LE MOUVEMENT LITTÉRAIRE AU XIXe SIÈCLE.

vente que le peu dont il a besoin pour relier les uns aux autres ces épisodes et ces personnages. Les plus humbles figures qu’il représente sont des « réminiscences », et sa superstition du réel va si loin qu’il garde parfois leur nom propre à ses modèles, dans la crainte « que le nom transformé ne leur ôte de leur intégrité ». D’autres, inconsciemment, substituent leurs propres inventions à la nature ; lui, il ne peut se passer de « faire vrai », et, plus d’une fois, « non sans un remords de cœur », il a, dit Goncourt, « immolé un parent, une mémoire », à cet impérieux besoin de travailler d’après le modèle vivant, de mordre dans la réalité toute crue.

À l’impressionnabilité des Goncourt, Daudet joint la tendresse. Ce ne sont pas seulement ses nerfs qui sont sensibles, c’est aussi son cœur, et la vivacité du sentiment égale chez lui celle de la sensation. Il s’intéresse à ses personnages, et c’est en les aimant qu’il nous les fait aimer. Il ne se met point lui-même en scène et n’intervient pas directement dans ses récits ; mais sa sympathie les anime d’un bout à l’autre, et, parfois, il lui échappe à son insu quelque geste du style, quelque mot exclamatif, qui trahit l’émotion. Si les figures qu’il peint nous donnent l’illusion même de la vie, c’est parce qu’elles vivaient non seulement dans son imagination, mais aussi dans son cœur. Flaubert reste insensible aux infortunes de Charles Bovary ; il se retranche dans une abstention implacable, il refuse à notre pitié toute prête le mot qu’elle attend : comme Bovary, Risler a ses petitesses, mais elles ne l’empêchent pas d’être touchant. Daudet « se sent au cœur l’amour de Dickens envers les disgraciés et les pauvres ». Ses héros préférés sont surtout les délicats que leur délicatesse rend malheureux. Pour faire Jack il laisse le Nabab, déjà commencé, et il écrit en moins d’un an ce livre à la fois tendre et cruel, mais où la cruauté n’est qu’une autre forme de la tendresse, et qui donnait à George Sand un tel serrement de cœur qu’après l’avoir lu elle resta, elle l’imperturbable travailleuse, trois jours entiers sans pouvoir rien produire.