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MADAME DE STAËL ET CHATEAUBRIAND.

scepticisme du xviiie siècle, qui ne faisait grâce à aucune des anciennes religions, en avait fondé lui-même une, celle de l’humanité. C’est par cette religion que Mme de Staël appartient tout d’abord à son temps. Elle y appartient, et c’est chez elle un trait caractéristique, par ce qu’il a d’affirmatif et d’entreprenant. Ce qu’elle saisit en lui de toutes ses forces, c’est un principe d’activité, le seul que n’eût pas miné une impitoyable analyse, c’est une foi indestructible dans la raison humaine, dans la liberté et dans la justice. Tandis que Chateaubriand, par une conversion éclatante et soudaine, se retournera brusquement contre le xviiie siècle pour en anathématiser de parti pris toutes les idées, toutes les traditions, Mme de Staël s’abandonne au grand courant de philosophie enthousiaste et militante qui doit la porter vers un idéal nouveau. Ce qui domine en elle, c’est la croyance en la perfectibilité humaine, et ce legs du siècle précédent, elle le transmet au nôtre. L’espérance dans « les progrès futurs de notre espèce » est à ses yeux « la plus religieuse qui soit sur terre ». Sa nature même est de croire et d’agir en vertu de sa croyance. Pendant que Chateaubriand publiait un Essai tout sceptique et pessimiste, où il nous montre l’humanité tournant éternellement dans le cercle des mêmes erreurs et des mêmes misères, Mme de Staël s’efforçait d’établir dans sa Littérature qu’une force irrésistible de perfectionnement est inhérente à notre société, et que le progrès, dont elle montrait dans l’histoire la marche ininterrompue, devait être toujours la loi des temps à venir comme il avait été celle des âges passés. C’était là l’expression suprême de la philosophie que le xviiie siècle laissait en héritage à Mme de Staël, et ce fut sur cette dernière, sur cette unique croyance du xviiie siècle, qu’elle fonda sa foi dans les destinées du xixe.

Parmi les écrivains qui contribuèrent le plus à son éducation, nul n’exerça sur elle une influence aussi profonde que Jean-Jacques Rousseau. Les premiers essais de sa jeunesse ne sont guère que des réminiscences : c’est le sentimentalisme romanesque de Julie qui a déteint sur ses