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Page:Pellisson - Chamfort, 1895.djvu/138

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CHAMFORT

rait-il ? C’est lui qui le fait vivre. Donnez-lui une autre âme, et sa frêle existence va se dissoudre[1]. »

La singularité du caractère de Chamfort, que les contemporains comprirent peu, parce que la sentimentalité, qui venait du fond de son âme, et le scepticisme cruel, qu’il tenait de l’expérience, semblaient se contrarier et même se contredire, est délicatement saisie par Mirabeau : « Vous avez trop de raison pour être très romanesque ; vous avez l’imagination trop ardente et le cœur trop essentiellement bon pour ne l’être pas un peu[2]. » Et il discerne à merveille ce qui fait la faiblesse de cet homme trop nerveux, ce qui peut l’empêcher de devenir persuasif : j’entends sa brusquerie caustique, son impatience irritée, qui donnent à ce qu’il a écrit, qui donnaient sans doute à sa parole, quelque chose de pénible et de troublant.

Au lieu de contester l’admiration que Mirabeau professa pour Chamfort, alors que les textes la mettent hors de doute, il vaut mieux chercher à l’expliquer, puisqu’il est vrai qu’elle a de quoi surprendre un peu ; et pourtant cette explication est aisée.

N’oublions pas d’abord que, au moment où leurs relations commencent, Mirabeau est très pauvre, très décrié, n’a guère d’autre notoriété que celle qui lui vient du scandale de ses aventures ; Chamfort, au contraire, en possession de toute sa réputation littéraire, est connu dans la société la plus élevée, et l’Académie se prépare à lui ouvrir ses

  1. Ed. Anguis, V. 399.
  2. Ed. Anguis, V, 371.