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Page:Pellisson - Chamfort, 1895.djvu/148

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CHAMFORT

Pourtant, comme son livre ne fut point écrit d’une seule haleine, à une seule époque de sa vie : comme, au contraire, nous savons que pendant dix années et plus peut-être il entassa ses petits papiers dans ses portefeuilles, on peut se dire qu’il dut venir un temps où il s’apaisa, car enfin l’on s’apaise toujours. Il est certain qu’il le crut lui-même ; et il se fit en effet dans son âme une sorte de calme relatif, qui put lui persuader parfois qu’il était arrivé au désintéressement absolu, à l’ataraxie, comme eussent dit les stoïciens :

« L’honnête homme détrompé de toutes ses illusions, écrit il en un passage, est l’homme par excellence. Pour peu qu’il ait d’esprit, sa société est très aimable. Il ne saurait être pédant, ne mettant de l’importance à rien. Il est indulgent, parce qu’il se souvient qu’il a eu des illusions comme ceux qui en sont encore occupés… C’est un homme qui d’un endroit éclairé voit dans une chambre obscure les gestes ridicules de ceux qui s’y promènent au hasard. Il brise en riant les faux poids et les fausses mesures qu’on applique aux hommes et aux choses[1]. »

Cette paix de l’âme, il est vrai qu’il fit effort pour y atteindre et, par moments, il ne douta pas qu’il eût appris la sérénité à l’école de la douleur : « Je ressemble, disait-il, aux Spartiates à qui l’on donnait pour lit des bancs épineux, dont il ne leur était permis de briser les épines qu’avec leur corps, opération après laquelle leur lit leur paraissait très supportable[2]. » Mais il eut beau faire : jamais il ne devint un philosophe pleinement désabusé.

  1. Ed. Auguis, I, 410.
  2. Ed. Auguis, II, 34.