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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

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Si les Dieux ont délibéré sur moi et sur ce qui devait m’arriver, ils en ont sagement délibéré ; il n’est pas facile, en effet, même de concevoir que la divinité puisse manquer de sagesse. Or, pour quel motif auraient-ils voulu me faire du mal ? Quel avantage en résulterait-il pour eux et pour l’univers, dont ils se préoccupent avant tout[1] ? Que s’ils n’ont pas délibéré sur ma personne en particulier, ils ont du moins pleinement délibéré sur l’ensemble des choses, et ce qui m’arrive résulte encore de leur décision[2] ; je dois donc l’accueillir avec joie et amour. Enfin, s’ils ne délibèrent sur rien, — ce qu’on ne peut croire sans impiété : car, en ce cas, à quoi bon les sacrifices, les prières, les serments et tout ce que nous faisons comme si les Dieux étaient présents et vivaient avec nous ? — si donc il est vrai que les Dieux ne délibèrent sur rien de ce qui nous touche, il m’est permis, à moi, de délibérer sur moi-même, c’est-à-dire de considérer mon intérêt. L’intérêt de chacun[3], c’est d’agir conformément à sa constitution[4] et à sa nature. Or, ma nature est d’être raisonnable et sociable ; en tant qu’Antonin, ma patrie et ma cité,

  1. [La Providence est pour Chrysippe (Plutarque, Comm. not., 36, fin) l’âme même de la divinité, qui est l’âme du monde : dans l’embrasement universel, c’est la Providence seule qui subsiste intacte ; c’est en elle que se retire Zeus.]
  2. [On retrouvera la même suite de raisonnements à la pensée IX, 28. Plus loin (X, 5), Marc-Aurèle, sans se demander encore si les Dieux s’intéressent directement à nous, se contente de la seconde hypothèse. Ailleurs (VII, 75), il établira même qu’elle est la seule logique : car un être dont la Nature s’occuperait en particulier serait en dehors de la raison universelle. — Voir cette dernière pensée et la note qui l’accompagne.]
  3. [« L’intérêt de chacun » n’est pas ce que chacun pense. Se reporter au dialogue qui termine la pensée III, 6.]
  4. [Couat : « à son état. » — Nous avons déjà défini, d’une part (VI, 14, 2e note), la « nature » ; d’autre part (V, 16, 3e note), la « constitution » et, en particulier, d’après Sénèque, la constitution de l’homme.

    Si l’on veut distinguer ces deux notions si voisines qu’elles semblent presque indiscernables, on se reportera à la pensée VI, 40 (3e note), où Marc-Aurèle reconnaît en la nature « la force qui nous a constitués et qui demeure en nous » (παραμένει ἡ κατασκευάσασα δύναμις). D’où il suit, à mon sens : 1o que la « constitution » est postérieure à la « nature » ; 2o qu’elles ne peuvent être exactement définies, celle-ci que si on l’isole du reste de l’être, celle-là que si l’on considère l’être tout entier, — nature et matière inerte. Et l’on pourrait simplement entendre par la « constitution » le rapport de ces deux éléments, si elle ne nous était présentée le plus souvent non comme une abstraction pure, mais comme une réalité active. La formule conservée par Sénèque : principale animi quodam modo se habens ergo corpus, — donne ce caractère à