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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

Vois pourtant ce qui se passe autour de toi. Les êtres intelligents ont seuls oublié cette bienveillance et ces liens réciproques ; il n’y a que chez eux qu’on ne découvre pas ce concours sympathique[1]. Néanmoins, les hommes ont beau se fuir : ils sont repris ; la nature est la plus forte. Observe, et tu remarqueras ce que je viens de dire. On verrait plutôt un objet fait de terre détaché de tout élément terrestre, qu’un homme entièrement séparé de tout homme.

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L’homme porte son fruit, comme Dieu, comme le monde[2] ; chaque être porte son fruit dans sa saison. Peu importe que l’usage n’emploie ce mot qu’à propos de la vigne ou de choses semblables. La raison a aussi son fruit commun à tous et propre à chacun[3] ; de ce fruit en naissent d’autres de même nature que la raison elle-même.

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Si tu le peux, dissuade-les[4] ; sinon rappelle-toi que c’est pour ce cas que la bienveillance t’a été donnée. Les Dieux eux-mêmes[5] sont pleins de bienveillance pour de tels hommes ; ils sont même assez bons parfois pour leur venir en aide, soit

    même qu’a rapportée Sextus permet d’affirmer avant toute autre, avant celle d’une âme individuelle pour son corps ou des membres de ce corps entre eux, la « sympathie universelle », même celle de toutes les parties de la matière inerte, en tant qu’elles sont animées et organisées par une raison unique (cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 133, note 2) : a fortiori celle de toutes les intelligences qui émanent de cette raison.]

  1. [Couat : « À peine découvre-t-on chez eux ce concours sympathique. » — Il faut ajouter une négation à la phrase grecque pour en tirer ce sens (τὸ σύρρουν ὧδε μόνον οὐχὶ οὺ βλέπεται). Les mots μόνον οὐ signifient « presque », et non « à peine ». La seule interprétation qu’impose le texte lorsqu’on ne veut pas le modifier est celle que j’ai admise, à la suite des autres traducteurs : on disjoint les mots μόνον οὐ, pour grouper le premier avec ὧδε, le second avec βλέπεται.]
  2. [Cf. supra VIII, 15 : ὁ κόσμος τάδε τινὰ φέρει, ὧν ἐστι φορός.]
  3. [Les mots « à tous » et « à chacun » ne sont pas exprimés dans le texte grec, dont M. Couat n’a pu que très légèrement forcer le sens, en les ajoutant. Marc-Aurèle veut dire apparemment que l’ordre que chacun de nous reçoit de sa raison doit être valable pour tous les êtres raisonnables ; que l’action droite — qui est le fruit de la raison — intéresse et son auteur et l’humanité. Le commentaire du mot κοινὸν est, à la pensée VII, 9, la définition de la loi : λόγος κοινὸς πάντων τῶν νοερῶν ζῴων ; le commentaire du mot ἴδιον est, à la pensée XI, 3, dans les mots τὸν καρπόν ὃν φέρει αὐτὴ καρποῦται, « le fruit que porte l’âme raisonnable, c’est elle-même qui le cueille. »]
  4. [Cf. supra V, 28, et VIII, 59.]
  5. [Cf. supra VII, 70.]