Aller au contenu

Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/200

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

tout le temps que peut exister l’individu ou la chose en question][1].

26

Tu as souffert mille peines parce qu’il ne te suffisait pas que

    Quel peut donc être le principe efficient ? Une simple détermination, une nature, une âme ? La hiérarchie des êtres que Marc-Aurèle a fondée plus haut (VI, 14 : voir la seconde note rectifiée aux Addenda) sur l’αἲτιον qui les fait être ou la ποιότης qui les définit me paraît fournir le commentaire naturel de ce passage.

    Il resterait à montrer comment d’autres Stoïciens que Marc-Aurèle ont pu confondre la ποιότης et l’αἲτιον, c’est-à-dire l’attribut et son sujet, et définir la première comme une réalité concrète, et comme une matière. On expliquerait la chose assez aisément en distinguant deux groupes d’objets ou d’êtres individuels : d’abord les êtres qui croissent et vivent, ceux que Marc-Aurèle désigne quelque part (supra VI, 40 : voir la 3e note rectifiée aux Addenda) par les mots (τὰ ὑπὸ φύσεως συνεχόμενα, et qui ont toujours porté en eux-mêmes le principe efficient qui les fait être et croître et qui les conduit à leur fin ; ensuite les objets « dont le fabricant est loin » (ibid.), les œuvres des hommes, auxquelles on pourrait joindre les déchets de la nature, et la pierre, et le bois. L’auteur de ces choses, homme ou nature, qui en est le véritable αἲτιον, a dû, disent les Stoïciens, enfermer en elles et intimement mêler à leur matière un souffle qui les maintient, qui en garde la forme et toutes les qualités, et que l’on appelle fort improprement αἲτιον, parce que dans les vivants et dans les plantes on nomme ainsi le principe de vie opposé à la matière inerte. Or ici la ποιότης exprime toujours exactement toute l’action de cet αἲτιον. Ils sont, en quelque sorte, également immobiles, et ne disparaissent, l’une avec l’autre, qu’à la volonté d’un modeleur qui « changera en chien le cheval de cire : et ce sera pourtant toujours la même cire » (cf. supra, page 141, note 1). — Dans un système matérialiste, on admettra donc aisément la substitution du premier de ces termes au second, c’est-à-dire la conception matérielle de la ποιότης : et même l’inexactitude pourra sembler moindre qu’à donner le nom de « cause » à quelque chose qui ne cause rien.

    Dans les plantes et les êtres, au contraire, le principe efficient, nature ou âme, est toujours en action ; et, tout en agissant, il se renouvelle sans cesse, par la transpiration, la respiration, la transformation des aliments : cette instabilité est formellement proclamée par Marc-Aurèle en plusieurs passages, et notamment à l’article V, 23 (voir la seconde note), et à la fin de la pensée X, 7. Mais en même temps, il est contraint de reconnaître pour un moment, pour l’espace d’une vie, la persistance en nous de quelque chose (τι : X, 7, fin) en quoi réside notre identité. Peut-être même — car le texte n’est pas sûr — a-t-il aussi donné le nom d’ἰδίως ποιὸν à ce principe stable, et presque retrouvé la proposition de Posidonius (Stobée, Ecl., I, 436 = supra, page 56, en note) : παραμένει ἡ ποιότης ἀπὸ τῆς γενέσεως μέχρι τῆς ἀναιρέσεως.

    Il serait malaisé de dire si dans une telle phrase ποιότης désigne encore le concept de notre identité et de tous les attributs qui nous définissent pendant le temps de notre vie, ou si déjà il exprime le fond de notre être, et comme l’âme de notre âme. Il est en revanche assez facile d’expliquer le passage de la première acception à la seconde : il suffira d’invoquer ici encore l’impropriété du mot αἲτιον, — incapable cette fois d’exprimer un principe stable.

    Pour Marc-Aurèle, qui, dans celles de ses Pensées dont le texte est sûr, semble avoir évité de donner à ποιότης un sens concret, il a préféré au moins une fois appeler κατασκεύασασα δύναμις (supra VI, 40) « ce qui est et demeure en nous ».]

  1. [Beaucoup de textes stoïciens (cf. Zeller, Phil. der Gr., III3, p. 95 sqq., et notamment p. 96, note 1) nous donnent les deux expressions ἰδία ποιότης et ἰδίως ποιὸν comme synonymes. Mais τὸ ἰδίως ποιὸν avait aussi un sens concret, et s’employait aussi bien pour désigner l’individu déterminé que la détermination de l’individu. C’est le sens que prend celle locution ici même, où elle se distingue si nettement de ποιότης ; c’est celui qu’elle a probablement (voir la note) à la dernière phrase de l’article X, 7 ; celui que lui donne encore notre auteur la troisième fois où il l’emploie (XII, 30).