Aller au contenu

Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/215

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
211
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

cet élément volatil n’entends pas ceux qui se trouvaient dans le corps à la naissance. Ils n’y sont entrés qu’hier ou avant-hier par la nourriture et la respiration[1]. C’est seulement ce que le corps a reçu qui change, non ce que la mère avait enfanté[2]. — Suppose, d’ailleurs, qu’un lien très fort t’unisse encore à cet enfant : je ne vois pas ce que cela pourrait faire au raisonnement qui précède[3].

  1. [Cf. supra VI, 15, 3e note : ἀναθυμίασις καὶ… ἀνάπνευσις. Nous avons vu que, pour un Stoïcien, toute la vie pouvait tenir en ces deux mots.]
  2. [« Ce que la mère a enfanté, » en effet, ne change plus, ayant été remplacé depuis longtemps ; ou bien, s’il en reste quelque chose en nous, cela ne changera qu’à la mort : c’est la ποιότης, dont il est question dans la phrase finale.]
  3. [Ici, il y a une lacune dans le cahier de M. Couat. Le texte des manuscrits : ὑπόθου δ΄ὄτι ἐκεῖνό (ou ἐκείνῳ : A) σς λίαν προσπλέκει τῷ ἰδίως ποιᾤ, οὐδὲν ὄντι οἶμαι πρὸς τὸ νῦν λεγόμενον, est, d’ailleurs, inintelligible. Il manque le sujet du verbe προσπλέκει, — à moins qu’on ne le corrige en προσπλέκῃ ; — il est évident que la leçon de la vulgate έκεῖνο est un texte amendé pour répondre à ce besoin. D’autre part, la syntaxe οὐδὲν ὄντι est fort suspecte, malgré l’exemple d’un μηδὲν ὄντες (Apologie de Socrate, 41, e) et d’un μηδὲν ὄντας (Ajax, 1275). Tous les exemples qu’on cite (Kühner-Gerth, Syntaxe, t. I, p. 61) de rupture d’accord entre οὐδὲν ou μηδὲν et le participe dont il est l’attribut concernent l’accord en genre et en nombre, mais non l’accord en cas : ou bien le participe au génitif ou au datif, dont un article indique le cas, est sous-entendu à côté d’οὐδὲν ou μηδὲν invariable, et l’on trouve dans la même proposition une expression comme ὁ οὐδὲν ὤν, qui atténue l’étrangeté ou la hardiesse de ce tour (cf. Ajax, 1231 : ὄ τ΄οὐδέν ὤν τοῦ μηδὲν ἀντέστης ὕπερ). Rien de pareil ici. Aussi ai-je supposé le déplacement, dans nos manuscrits, des deux lettres τι, qui achèvent si malencontreusement le participe ὄν, et qui, une ligne plus haut, pourraient servir de sujet au verbe προσπλέκει. J’écrirais donc : ὐπόθου δ΄ὅτι ἐκείνῳ σέ τι λίαν προπλέκει τῷ ἰδίως ποιῷ, οὐδὲν ὃν κτλ. La correction est discrète et me paraît donner un sens satisfaisant.

    M. Rendall (Journal of Philology, XXIII, p. 152) propose de lire ici : ὑπὀθου δ΄ὄτι ἐκείνῳ σὺ λίαν προσπλέκῃ τῷ ἰδίως ποιῷ, οὐδὲν ὄντι κτλ., et se refuse, en interprétant le texte ainsi amendé, à réunir les mots ἐκείνῳ et τῷ ἰδίως ποιῷ, qui lui semblent trop éloignés les uns des autres pour pouvoir entrer dans la même syntaxe. De ces datifs, le second exprimerait ce par quoi, le premier ce à quoi nous restons unis. Pour M. Rendall, ἐκείνῳ, c’est ἐκείνῳ ὁ ἡ μήτηρ ἔτεκεν ; — τῷ ἰδίως ποιῷ aurait cette fois le sens abstrait qu’il n’a jamais dans Marc-Aurèle (cf. supra IX, 25, note 2), mais que lui ont donné d’autres Stoïciens, et serait synonyme de τῇ ἰδίᾳ ποιότητι. Dans ma leçon, c’est le mot τι qui exprime l’idée de « ce qui demeure en nous de la naissance jusqu’à la mort ». Nos deux corrections aboutiraient donc au même sens. Je reconnais, d’ailleurs, volontiers que le changement du passif προσπλέκῃ en l’actif προσπλέκει serait la moindre des erreurs imputables à l’iotacisme : même que la séparation des mots ἐκείνῳ et τῷ ἰδίως ποιῷ est assez choquante, si l’on prétend les grouper dans un même accord. Mais je m’étonne davantage de la rencontre des mots οὐδὲν ὄντι que n’a pas songé à éviter M. Rendall : et surtout je reproche à sa conjecture de ne pas porter sa justification en elle-même. Comment συ a-t-il pu devenir σε ? Si la seconde lettre du mot a été effacée dans l’archétype, il était si naturel de la rétablir et si absurde de la changer, qu’on ne peut comprendre l’erreur commise.

    Quoi qu’il en soit, Marc-Aurèle, après avoir défini la vie comme une suite continue de changements, se ravise et reconnaît pourtant que « quelque chose » demeure en nous, et ne change qu’à la mort. La fixité relative de cette « détermination » ou « qualification », à laquelle notre auteur attachait un peu plus d’importance lorsqu’il voyait en elle (supra VI, 40) « la force même qui nous a constitués », ne saurait, sans doute, nous empêcher de considérer le changement comme la