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Quand tu te seras appliqué les mots suivants : bon, délicat, sincère, prudent, confiant, magnanime, prends garde d’avoir pris de faux noms, et, si tu les perds, reviens-y au plus vite. Souviens-toi que prudent signifie l’examen pénétrant et attentif de chaque objet ; confiant, le consentement volontaire à tout ce qui nous est attribué par la nature universelle ; magnanime, le pouvoir, pour la partie pensante de nous-mêmes, de se tenir au-dessus des mouvements doux ou violents de la chair[1], au-dessus de la réputation, de la mort et de tout le reste. Si tu demeures fidèle à ces noms, sans désirer que les autres te les donnent, tu seras un autre homme et tu entreras
- ↑ [C’est-à-dire des plaisirs et des douleurs physiques. Cf. supra V, 26, et les notes.]
nécessité inévitable, à laquelle il est sage de se résigner ; et de ce que cette « détermination » est limitée il ne s’ensuit pas davantage que la nature soit imprévoyante : aussi Marc-Aurèle a-t-il cru pouvoir ici affirmer la réalité de la ποιότης sans nuire « au raisonnement qui précède ». On s’étonne pourtant que l’auteur des Pensées ait méconnu ou dédaigné l’argument que son aveu devait donner à ceux qui craignent la mort. Ce fond stable de l’être, cette force intérieure qui nous constitue et nous définit, ce n’est rien moins que la raison, la conscience et la personnalité. C’est ce qui nous appartient vraiment, ce qui fait que nous nous appartenons nous-mêmes ; c’est ce qui conserve notre passé dans notre présent ; ce qui, de tant de moments fugitifs, de tant de points du temps en chacun desquels Marc-Aurèle n’a voulu voir que la limite de deux néants, crée pour nous la durée, en nous faisant durer. Tous les changements qui renouvellent sans cesse en nous le corps, le souffle, la partie inférieure de l’âme ne sauraient donc nous accoutumer à celui où doit sombrer l’identité personnelle ; et tout le reste de notre matière, dans laquelle Marc-Aurèle a pensé la confondre et la perdre, est sans valeur au prix de celle-ci. C’est pour elle que les hommes craignent en craignant la mort, et leur inquiétude a semblé si légitime aux fondateurs du Stoïcisme qu’ils se sont ingéniés, comme on l’a vu (IV, 21, 1re note, reportée en Appendice), à démontrer sinon l’immortalité, du moins la survivance de la personne. Marc-Aurèle, au contraire, s’est désintéressé de ce problème.
C’est que, pour lui, l’homme n’est vraiment (il l’a dit, IV, 14) qu’une partie d’un tout. Quand il dit que la nature ne saurait faire de mal aux parties qui la composent, cela signifie seulement qu’elle ne saurait se nuire à elle-même ; il ne conçoit pas un bien pour l’individu hors des volontés générales de la nature, ni même le besoin d’être et de persévérer dans son être pour l’individu en tant qu’individu. Quand tous les hommes ne pensent qu’à l’homme, — les meilleurs à ce qu’il y a de meilleur en lui, mais à lui encore, — Marc-Aurèle les entretient (X, 1) du salut de l’animal parfait et unique. Il est lui-même si exclusivement occupé de la nature et de son œuvre qu’il ne suppose même pas (cf. 6 notes plus haut) que d’autres puissent éviter la contradiction de la nommer, lorsqu’ils se sont résolus à ne pas se soucier de son rôle. C’est elle qu’il vénère (VI, 50) dans la force qui nous a constitués et qui persiste en chacun de nous, encore que son langage semble nous attribuer une nature propre. En réalité, nous ne sommes à ses yeux rien par nous-mêmes. Délibérément, comme l’a noté M. Couat (supra II, 14, note finale), il oublie la conscience humaine, pour établir que le temps n’est rien : il l’oublie encore devant la mort, quand il dit et répète (supra II, 17, fin ; IX, 21, fin) que la dissolution totale de l’être n’est qu’un changement comme ceux qui renouvelaient sa matière pendant la vie. Mais nulle part il n’a plus manifestement qu’ici dédaigné le fantôme de la personne, puisqu’ici il ne l’a comptée pour rien, tout en reconnaissant la réalité de l’individu.]