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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

dans une autre vie. Rester tel que tu as été jusqu’ici, te tourmenter et t’avilir dans l’existence que tu mènes, est le fait d’un homme [vraiment] dépourvu de sentiment, qui se cramponne à la vie, semblable à ces belluaires déjà à demi dévorés, qui, couverts de blessures et de sang, demandent cependant d’être conservés jusqu’au lendemain pour être livrés de nouveau aux mêmes griffes et aux mêmes morsures. Embarque-toi donc, comme sur un esquif, sur ces quelques noms. Si tu peux y rester, restes-y comme si tu avais été transporté dans de nouvelles îles des Bienheureux ; si tu sens que tu vas tomber, que tu n’es plus maître de toi, réfugie-toi résolument[1] dans quelque coin où tu rentreras en possession de toi-même, ou encore sors définitivement de la vie, sans colère, simplement, librement, modestement, ayant du moins fait quelque chose dans ta vie, puisque tu l’auras ainsi quittée[2]. Tu seras puissamment aidé à te souvenir de ces noms par le souvenir des dieux ; ils ne veulent pas être flattés, mais ils veulent que tous les êtres raisonnables leur ressemblent, que le figuier[3] remplisse sa fonction de figuier, le chien sa fonction de chien, l’abeille sa fonction d’abeille, l’homme sa fonction d’homme.

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Un mime, la guerre, la crainte, l’indolence, la servitude effaceront peu à peu de ton esprit [tous] ces dogmes[4] sacrés que, faute de philosophie[5], tu négliges comme tu les conçois.

  1. [Var. : « avec confiance. »]
  2. [Sur la moralité du suicide stoïcien, cf. supra VIII, 47, note finale. C’est peut-être ici que Marc-Aurèle nous fait voir le plus clairement dans la mort volontaire la ressource suprême de la liberté. Il en parle, d’ailleurs, sans éclat, et en quelques mots, comme d’un acte tout ordinaire et raisonnable.]
  3. [Le figuier et la figue ont fourni à Marc-Aurèle de fréquentes comparaisons (cf. III, 2 ; IV, 6 ; VI, 14 ; VIII, 15 ; X, 17 ; XI, 33 ; XII, 16).]
  4. [Couat : « principes. »]
  5. [On ne peut conserver la leçon inintelligible des manuscrits : ὁπόσα ὁ φυσιολογητὸς φαντάζῃ καὶ παραπέμπεις. M. Couat avait admis dans son texte, avant que M. Stich ne la fît passer dans sa seconde édition, la conjecture de Gataker : ἀφυσιολογήτως. M. Rendall préfère lire οὺ φυσιολογήτως, parce que la confusion d’ο et d’ου est plus vraisemblable que celle d’ο et d’α, et qu’on en a, d’ailleurs (X, 25 : ὃ βούλεται pour οὐ βούλεται), un autre exemple dans les Pensées. J’objecterai à cette conjecture que, si ἀφυσιολογήτως est un terme aussi nouveau que le simple φυσιολογήτως, du moins nous connaissons par ailleurs l’adjectif ἀφυσιολόγητος, tandis que nous ignorons φυσιολογητός. Au reste, la correction de M. Rendall aboutit au même sens que celle de Gataker.

    M. Couat avait traduit comme il suit le texte de ce dernier : « ces principes sacrés