Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/23

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
19
PENSÉES DE MARC-AURÈLE

ignorance du bien et du mal. Mais moi, qui ai examiné la nature du bien, qui est d’être beau, et celle du mal, qui est d’être laid, et celle de l’homme vicieux lui-même, considérant qu’il a la même origine que moi, qu’il est issu non du même sang ni de la même semence, mais de la même intelligence, et qu’il est comme moi en possession d’une parcelle de la divinité, je ne puis recevoir aucun tort de ces hommes parce qu’aucun d’eux ne pourra me déshonorer ; je ne puis non plus ni m’irriter contre un frère ni m’éloigner de lui[1]. Nous sommes nés pour l’action en commun, comme les pieds, les mains, les paupières, les rangées des dents d’en haut et d’en bas. Agir les uns contre les autres est contraire à la nature, et c’est agir les uns contre les autres que de s’indigner et de se détourner[2].

2

Qu’est-ce donc que ceci, qui constitue mon être ? De la chair, un souffle, le principe dirigeant. Laisse là tous les livres ; cesse de te disperser. Cela ne t’appartient plus[3]. Mais, comme si tu étais sur le point de mourir, méprise la chair ; ce n’est que du sang, des os, un tissu fragile de nerfs, de veines et d’artères. Et vois ce qu’est ce souffle : du vent, qui n’est pas toujours le même, mais qu’à tout moment tu rejettes pour l’aspirer de nouveau. Reste donc le principe dirigeant[4].

  1. J’ai traduit la correction très plausible de Stich : ἀπέχεσθαι αὐτοῦ.
  2. Trois choses dans cette pensée : 1o l’examen de conscience et l’acte de bon propos ; 2o l’identité de la vertu et de la science ; 3o l’unité de l’être et de l’intelligence. Plus l’idée de la solidarité.
  3. [Couat : « Ne te disperse plus… » Var. : « Ne te tourmente plus… » Manque une phrase. En note : « Le sens ordinaire de σπῶμαι, dans Marc-Aurèle, est plutôt, ce me semble : se tourmenter — que : se disperser. On pourra lire d’ailleurs à la fin de la pensée suivante : Renonce à la soif des livres pour ne pas mourir en murmurant. — Οὐ δέδοται n’est pas clair ; il doit s’expliquer par le ἀλλὰ qui suit : N’agis pas comme si cela t’appartenait, mais comme si tu allais mourir. » ] — [Mais n’est-ce pas un synonyme de μηκέτι σπῶ, qu’on trouve à la 14e pensée du livre III ? Aug. Couat y a traduit μηκέτι πλανῶ par : « ne te disperse plus. » Les mots qui suivent (οὔτε… μέλλεις : tu n’as plus le temps) expliqueraient : οὐ δέδοται. Sans doute, les mots : « Cela ne t’appartient plus » traduisent plutôt οὐκέτι δέδοται que οὐ δέδοται ; mais, après μηκέτι, était-il bien utile de répéter ἔτι ? Le sens que je donne au parfait δέδοται est d’ailleurs autorisé par la tradition des meilleurs écrivains (cf. Platon, Banquet, 183 B).]
  4. [Var. : « La volonté. » — L’interprétation du mot ἡγεμονικὸν paraît avoir ici un moment embarrassé Aug. Couat, qui, dans son manuscrit, a laissé subsister le mot : « volonté » à côté de la correction en : « principe dirigeant. » Cette dernière traduction