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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

en son fond matériel, tout entier et sous toutes ses faces[1], et de se dire son nom et le nom des éléments dont il se compose et dans lesquels il se résoudra. Rien n’est mieux fait pour élever l’âme que de pouvoir définir avec méthode et suivant la vérité chacun des objets qu’on rencontre dans la vie, que de le regarder toujours de façon à comprendre ce qu’est l’ensemble auquel il appartient et de quelle utilité il

  1. [Couat : « afin d’en bien voir la nature et l’essence vraie, séparée de tout le reste. » — Je me suis expliqué ailleurs (IV, 21, dernière note ; V, 23, 1re et 2e notes) sur l’interprétation du mot οὐσία : substance ou matière, pour le Stoïcisme, c’est tout un. — Je ne nie point qu’αὐτὸ ne soit parfois dans Marc-Aurèle, et dans des pensées qui rappellent celle-ci, comme un raccourci de l’expression αὐτὸ καθ′ αὐτό, qu’à l’occasion il ne suffise à exprimer le fond des choses, la « nature » intime des êtres, et ne se puisse traduire par « en soi » (cf. infra XII, 29 : ἕκαστον δι δλου αὐτὸ τί ἐστιν ὁρᾶν ; — XII, 18 : τί ἐστιν αὐτὸ ἐκεῖνο τὸ τὴν φαντασίας σοι ποιοῦν) ; mais je ne pense pas qu’il en aille de même ici, parce que γυμνὸν n’y pourrait rien ajouter au sens d’αὐτὸ ainsi compris, et parce qu’aucun nom ou pronom n’y soutient celui-ci, comme font ἐκεῖνο et ἕκαστον aux pensées 18 et 29 du livre XII : αὐτό, à mon sens, n’est point ici l’épithète de précision ou d’insistance qui fait valoir dans la phrase un autre mot ; ce n’est que le régime du verbe, aussi indispensable qu’insignifiant. Non pas id ipsum, mais id. — Les mots κατ′ οὐσίαν se joignent naturellement à ὁποῖον. Ὁποῖον κατ′ οὐσίαν (= quel en son fond matériel) précise et traduit l’expression usuelle ὁποῖον καθ′ αὐτὁ (= quel en son fond) dans le langage d’une secte qui réduit tout en matière, même la force, le principe efficient et formel des choses, l’âme des êtres, la loi ou la « raison » incluse dans les germes (cf. la définition de la « raison séminale » donnée par Chrysippe, dans Diogène Laërce, VII, 159 : « en tant que matière, un souffle, — πνεῦμα κατ′ οὐσίαν »). On devra négliger, pour comprendre cette formule, la distinction des deux principes, matériels l’un et l’autre, que les Stoïciens apercevaient en tout objet, ou, comme ils disaient, en toute détermination de la matière, et que l’auteur des Pensées, en maint passage où il indique sa méthode (IV, 21 ; VII, 29 ; XII, 10, 18, 29, etc.), nous invite à toujours séparer : le principe déterminant (αἰτία, ποιόν) et la matière déterminée ; on devra oublier surtout que, par opposition à celui-là, celle-ci s’appelle simplement et proprement matière (ὕλη, οὐσία) ; — et, de fait, étant instable et inerte, elle ne saurait être désignée plus précisément. Ici, il n’y a point de terme antithétique qui limite l’acception d’οὐσία.

    Les traducteurs français de Marc-Aurèle s’accordent à réunir les mots κατ′ οὐσίαν γυμνόν, que tous ils interprètent à peu près de même (Pierron : « en soi et dans son essence ; » Barthélemy-Saint-Hilaire : « dans son essence nue ; » Couat : « la nature et l’essence vraie ; » Michaut : « en son essence nue »). Sans doute, le mot « essence » se rattache étymologiquement au verbe « être » comme οὐσία à εὶναι : mais une équivalence étymologique n’est pas une traduction. Il est, d’ailleurs, inutile et hasardeux d’introduire un nom tel qu’ « essence » dans la terminologie stoïcienne. C’est dépayser le lecteur. Si, par aventure, il était tenté de chercher en cette pensée l’opposition du principe efficient et de la matière, ce terme étrange ne pourrait-il pas signifier pour lui précisément le contraire d’οὐσία ? L’adjectif voisin (nue, γυμνόν) aiderait au contresens : lui-même, en effet, Marc-Aurèle a qualifié ainsi l’âme qu’enveloppe le corps (IX, 34 ; X, 1), le principe efficient dont la matière n’est que le vase impur ou l’écorce (XII, 2 et 8 : γυμνὰ τῶν φλοιῶν θεάσασθαι τὰ αίτιώδη). Mais il suffit de substituer dans cette dernière phrase le mot propre à la métaphore, — οὐσιῶν à φλοιῶν, — pour établir l’absurdité de la locution κατ′ οὐσίαν γυμνόν.

    Comment préciser le sens du mot γυμνόν, ainsi isolé dans la phrase ? Quel régime inexprimé, autre que τῆζ οὐσίας, imaginer à côté de lui ? J’ai cité tous les textes des Pensées où se rencontre cet adjectif. Ils ne nous éclairent pas. Mais les exemples qui, à la pensée VI, 13, expliquent le verbe ἀπογυμνοῦν expliqueront aussi bien γυμνὸν