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PENSÉES DE MARC-AURÈLE

renommée[1], la petitesse de l’endroit où elle est circonscrite. Toute la terre n’est qu’un point ; quelle place y occupe pourtant le petit coin où nous habitons ? Et dans ce coin combien feront notre éloge, et que valent-ils ? Enfin, souviens-toi que tu as en toi-même un petit domaine où tu peux te retirer. Avant tout, ne t’agite pas, ne te raidis pas ; sois libre ; considère les choses virilement, en homme, en citoyen, en être né pour mourir. Voici maintenant les deux règles de conduite que tu dois avoir le plus présentes à l’esprit pour y réfléchir. D’abord, les choses ne touchent pas l’âme[2] ; elles sont extérieures et insensibles ; nos tracas ne viennent que de l’opinion que nous nous en faisons. En second lieu, tout ce que tu vois autour de toi se transforme presque instantanément et va ne plus être ; de combien de changements n’as-tu pas été le témoin ? Songes-y sans cesse. Le monde n’est que métamorphose[3] ; la vie n’est que ce qu’on en pense.

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Si l’intelligence nous est commune à tous, la raison, qui fait de nous des êtres raisonnables[4], nous est aussi com-

  1. τὥν ἑφ′ ἡμῖν δοκούντων. — Ces mots n’ont pas de sens. Gataker lisait : τὥν εὐφημεὶν δοκούντων, qui est acceptable. Mais δοκούντων affaiblit l’idée. J’aimerais mieux ἐπευφημούντων (cf. X, 34). D’autre part, le futur ἐπαινεσόμενοι, qui se rencontre plus loin, semble indiquer qu’il s’agit de la renommée qui suit un homme après sa mort, de ce que Marc-Aurèle nomme ύστεροφηνία. Je ne serais donc pas éloigné de lire ύστεροφημούτων. Rapprochez les expressions employées dans une pensée précédente : ἡ δὲ φήμη ἄκριτον (II, 17).
  2. [Nous retrouverons plus loin cette maxime (V, 19 ; cf. une variante, VII, 2, 4e note). On verra (VI, 11) que Marc-Aurèle a parfois jugé bon de l’atténuer. Ici, nous devons entendre par « âme » la raison ou la « pensée », que tout à l’heure (cf. deux notes plus haut) il distinguait si nettement du souffle vital. (Sur la valeur de ψυκὴ dans cette opposition, cf. infra V, 33, note finale.)]
  3. [Posidonius (dans Stobée, Ecl., I, 432—436) distinguait quatre types de changements (μεταϐολαί), ou, comme il disait encore, de morts et de naissances : trois sont quantitatifs, et n’affectent pas la matière elle-même, qui ne saurait, en effet, ni croître ni diminuer, mais les déterminations (ποιοὶ ou ποιὰ) de la matière, c’est-à-dire êtres et choses. Ce sont : la combinaison (σύγχυσις), la division (διαίρεσις) et la dissolution (ἀναλυσις). Un seul changement peut atteindre la matière même, c’est le changement d’état, ou d’éléments (le passage de l’eau à l’air, de l’air au feu, etc.). Les Stoïciens l’appellent ἀλλοίωσις : c’est ce mot que M. Couat traduit approximativement par « métamorphose ». On peut, d’ailleurs, s’en tenir à cette approximation, si ἀλλοίωσις ne garde pas dans ce passage son sens précis, mais n’est pris par l’auteur que comme synonyme de μεταϐολή, déjà employé à la phrase précédente.]
  4. [Var. : « par laquelle nous sommes capables de raisonner. » — Ici, Marc-Aurèle distingue la raison en tant qu’elle nous définit, et la raison en tant qu’elle nous gouverne. — Ce procédé de raisonnement était familier aux Stoïciens. Cf. Cicéron, de Legibus, I, 12, 33 : quibus ratio a natura data est, iisdem etiam recta ratio data est : ergo