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Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/86

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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

longtemps que tu aurais pu être délivré de ces défauts. Tu n’aurais d’excuse à donner que pour la lenteur d’esprit et l’inintelligence dont on te pourrait convaincre[1] ; encore faudrait-il, au lieu de te laisser aller et de te complaire à ce défaut, t’exercer à l’atténuer.

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Celui-ci, quand il a heureusement agi pour quelqu’un, s’empresse de lui porter en compte le service rendu[2]. Celui-là n’a pas le même empressement, mais[3] en lui-même il considère son obligé comme son débiteur, et il sait fort bien ce qu’il a fait. Cet autre enfin ne sait même pas, pour ainsi dire, ce qu’il a fait. Il ressemble à la vigne qui porte sa grappe, et qui, après avoir produit son fruit, ne cherche pas autre chose ; tel encore[4] le cheval après avoir couru, le chien après avoir suivi la piste[5], l’abeille après avoir fait du miel. Cet homme après avoir rendu un service ne s’en vante pas, mais se prépare à en rendre un autre, de même qu’une vigne s’apprête à porter encore une grappe à la saison. — Faut-il donc être de ces gens qui rendent service pour ainsi dire sans le comprendre ? — Assurément[6]. — Cependant, il faut bien le comprendre, car c’est, dit-on, le propre de l’être sociable de sentir qu’il agit pour le bien de tous, et, par Zeus, de vouloir que ses associés le sentent aussi. — Ce que tu dis est vrai ;

  1. L’infinitif καταγινώσκεσθαι n’est gouverné par rien ; il manque au moins un verbe, tel que μέλλεις, ou μέλλοις, auquel d’ailleurs on a pensé, entre εἰ et lui. Or la chute de toute une ligne n’est pas plus difficile à expliquer dans un manuscrit, ni plus rare dans les Pensées, que celle d’un simple mot. Ne pouvant chercher dans la phrase qui suit κατιγινώσκεσθαι, à cause de la conjonction καὶ… δὲ… qui la délimite très nettement, la proposition principale dont dépendrait εἰ μέλλοις, je la suppose également disparue. Le contexte permet heureusement de combler la lacune. Je propose d’ajouter ici les mots : μέλλοις, τότ′ ἂν πρόφασιν ἕχοις, — que j’ai traduits ; [à moins qu’on ne croie possible d’en sous-entendre les quatre derniers : Marc-Aurèle (cf. infra VI, 14) est coutumier de semblables ellipses.]
  2. [Couat : « de porter ce service au compte de cette personne. »]
  3. [Conjecture de Schultz.]
  4. J’ai traduit la leçon des manuscrits A et D, qui donnent ὡς ἴππος (la vulgate supprime ὡς), et j’ai suivi le texte de Stich, qui met un point (au lieu d’une virgule) après ποιἡσασα. D’ailleurs, le sens de cette phrase n’est pas douteux, et il n’y a pas lieu d’insister.
  5. [Couat : « flairé. »]
  6. [« Paroles d’autant plus remarquables qu’un Stoïcien se piquait de se conduire toujours par des raisons précises… Marc-Aurèle, en tout fidèle à cette règle, en excepte la bienfaisance. » (Martha, Moralistes sous l’Empire romain5, p. 196.)]