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Page:Pensées de Marc-Aurèle, trad. Couat.djvu/90

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BIBLIOTHÈQUE DES UNIVERSITÉS DU MIDI

rien d’obéir à la raison ; au contraire, tu te reposeras sur elle. Souviens-toi que la philosophie ne veut que ce que veut ta nature ; mais toi, tu voulais autre chose qui n’était pas conforme à la nature. [Tu dis :] Lequel des deux est le plus doux ? — Mais n’est-ce pas par là que le plaisir nous égare ? Regarde, d’ailleurs, si la grandeur d’âme, la vraie liberté[1], la simplicité, la bonté, la pureté ne sont pas plus douces. Qu’y a-t-il enfin de plus doux que la sagesse, si l’on considère combien est infaillible et libre en toutes ses démarches[2] la faculté de comprendre et de savoir ?

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Les choses sont comme enveloppées d’un voile si obscur que beaucoup de philosophes, et non des premiers venus, ont jugé qu’elles étaient tout à fait inintelligibles. Les Stoïciens eux-mêmes les considèrent comme difficiles à comprendre : d’ailleurs, notre assentiment aux représentations sensibles n’est jamais sûr[3]. Quel est, en effet, l’homme qui ne change pas d’opinion ? Tourne-toi maintenant vers les objets mêmes de ta perception[4]. Comme ils sont éphémères, insignifiants, exposés à tomber au pouvoir d’un débauché, d’une courtisane d’un voleur ! Après cela, considère les caractères de ceux au milieu de qui tu vis. Le plus sage[5] peut à peine les

  1. [Couat : « la franchise. » — Cf. supra V, 5, 2e note.]
  2. [Var : « Tu le reconnaîtras en réfléchissant à ce qu’a toujours d’infaillible et de facile la faculté de comprendre et de savoir. » — Les derniers mots de la phrase grecque (ἐπιστημονικἤς δυνάμεως) sont la définition de la φρόνησις, que M. Couat traduit par « la sagesse ». Il est certain que pour les Stoïciens du temps de l’Empire φρόνησις et ἐπιστήμη étaient à peu près synonymes (Plutarque, Virt. mor., 2), et qu’ils ne s’efforçaient plus de maintenir entre la « sagesse » (σοφία) et la « prudence » (φρόνησις) la différence que marque encore Cicéron (De Officiis, I, 43, 153), et qu’avait dû établir Ariston ou Chrysippe : « la première étant la science des choses divines et humaines ; la seconde celle de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. »]
  3. [Couat : « toutes nos conclusions sont changeantes. » — Sur le sens exact de συγκατάθεσις et d’ἀκατάληπτον, que M. Couat traduit un peu plus haut par « inintelligible », cf. Zeller (Phil. der Gr., III3, p. 82, texte et notes). Disons seulement que, pour qu’une chose soit « intelligible », ou, comme disent les Stoïciens, pour que la « représentation » (φαντασιά) à laquelle nous donnons notre « assentiment » (συγκατάθεσις) soit « compréhensive » (καταληπτική), il faut non seulement que celle-ci soit d’accord avec son objet, mais que nous ayons la claire conscience de cet accord. (Voir aussi supra p. 17, n. 2, et 65, n. 1.)]
  4. [Couat : « méditation. »]
  5. [Couat : « le plus complaisant. » — Sur le sens de χαριέστατος, cf. infra VI, 14, 4e note.]