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lisait encore, en 1632, dans les églises de Paris, des vies des saints en vers français, rajeunies sans doute, quant à la forme, mais probablement fort analogues, quant au fond, à celles qu’on récitait devant le peuple au XIIe et au XIIIe siècle[1].

Je crois avoir assez plaidé, pour le moyen âge, les « circonstances atténuantes ». Mais enfin, tout mis en compte et en balance, après qu’on a adouci autant qu’il est juste les reproches faits si souvent à la crédulité de cette époque, il reste que cette crédulité fut excessive et que, par son avidité indiscrète, elle-même encouragea l’impudence des fabricateurs de légendes. Les Bollandistes, ces respectables auteurs de l’immense recueil des vies des saints, ne se sont jamais piqués d’une critique trop rigoureuse. Ils ont avec raison admis dans leur Corpus tout ce qui pouvait se réclamer d’une antiquité respectable, et d’une authenticité relative. Ils ont dû toutefois condamner sévèrement la légende de sainte Marguerite, tant le merveilleux leur en a paru grossièrement fabuleux et de pure fantaisie. Ce qui n’empêche qu’aucune légende ne fut plus populaire que celle-là au moyen âge. On en connaît huit versions différentes en rimes françaises[2], dont l’une est l’œuvre d’un poète illustre, Wace (l’auteur des grands romans en vers le Brut et le Rou). Bien plus, c’est la seule légende à laquelle était attachée, dans la foi populaire, une vertu surnaturelle propre, non pas à l’invocation de la sainte, mais au voisinage du récit de sa vie et de son martyre. Les femmes en couches se la faisaient lire, et l’on posait sur elles le livre lui-même pour soulager leurs douleurs, et en hâter la fin. Il n’y a rien là de bien coupable et Rabelais, après tout, n’avait pas besoin de s’en indigner si fort. Quand il fait dire à la mère de Gargantua qu’il vaut bien mieux lire l’Évangile selon saint Jean, fait-il pas une belle découverte ? Il n’en est pas moins vrai qu’il est fâcheux de constater que ce respect particulier s’attachait précisément à la légende la plus absolument fabuleuse qui eût cours sur la vie des saints.

Les hommes du XIIe siècle voyaient les saints d’autres yeux que les plus croyants ne les voient aujourd’hui. Ils les sentaient plus près d’eux, pour ainsi dire ; et leur vénération, pour être

  1. Lebeuf, Histoire du diocèse de Paris, X, 42.
  2. Antérieures au XIVe siècle.