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PRÉFACE

La Révolution elle-même n’a pas amené entre l’ancienne France et la nouvelle la rupture complète que ses partisans ou ses adversaires passionnés veulent qu’elle ait accomplie : après le terrible déchirement produit par l’explosion subite de forces internes longuement couvées, les tissus violemment arrachés se sont rejoints et réparés, les organes qui étaient restés viables se sont reconstitués, les agents biologiques héréditaires ont repris leur œuvre un moment troublée, et l’identité fondamentale de la nation, après comme avant la crise, apparaît maintenant à tous les yeux sincères et clairvoyants. Il n’en est pas de même pour la littérature. La Renaissance, qu’accompagnait dans les âmes le grand mouvement parallèle de la Réforme, a véritablement créé chez nous une littérature nouvelle, qui ne doit guère à l’ancienne que sa forme extérieure, à savoir sa langue et, pour la poésie, les principes et les moules de sa versification. Pour le reste, sujets, idées, sentiments, conception de l’art et du style, il y a un véritable abîme entre la littérature inaugurée au milieu du xvie siècle et celle qui florissait aux siècles antérieurs. Pour comprendre Ronsard et ses successeurs, il est indispensable de connaître les auteurs grecs et latins ; on peut presque se dispenser de connaître les vieux auteurs français.

Il n’y a pas de phénomène plus intéressant dans l’histoire intellectuelle du monde que cette substitution apparente d’une âme à une autre dans la même littérature ; il n’y en a pas qui soit complètement analogue. Quand Rome a créé son éloquence et sa poésie sur le modèle de l’éloquence et de la poésie des Grecs, elle n’en possédait pas à elle : dans les moules qu’elle emprunta elle jeta une pensée qui ne s’était encore exprimée que par des actes et qui, en dépit de toute imitation, manifesta son originalité dès qu’elle fut appelée à se traduire par des mots. Quand la