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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/243

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commencer leur séance épique par tel ou tel couplet auquel les poètes donnaient volontiers l’allure d’un vrai commencement. C’est ce que nous avons ailleurs appelés les « recommencements » de nos chansons. De temps en temps le jongleur éprouve le besoin de réveiller son auditoire parfois assoupi, et alors il s’écrie : Or recommence bonne chanson nobile[1]. Ou bien : Or commence canchon de bien enluminée[2]. Et cela à dix, à vingt, à trente reprises. Si au contraire, sortant d’un lourd et long repas, les auditeurs font tapage, les jongleurs les rappellent maintes fois à l’ordre et au silence : Or faites pais, si me laissez oïr. Ce ne sont là malgré tout, que des accidents, et le début ex abrupto est dans l’essence même de notre poésie épique. Si l’on ne possédait, pour une de nos chansons, que les premiers vers de toutes ses laisses, on pourrait, sans trop de peine, reconstituer les principaux traits de son affabulation. Il y a plus, et en un certain nombre de cas, ce premier vers de chaque couplet reproduit plus ou moins textuellement les derniers vers du couplet précédent. Voici, par exemple, la fin d’une laisse : Jordains li enfes tient trestout à folie ; Issuz est de la chambre. Et voici le début de la laisse suivante : De la chambre ist Jordains sans atargier. C’est parfois un peu monotone, mais on s’y habitue.

Il ne faudrait pas croire cependant que cette répétition presque littérale soit d’un emploi très fréquent, et nos poètes se contentent le plus souvent de résumer, au début d’une laisse, les faits ou les discours qui sont contenus dans la laisse précédente. Ce n’est pas sans doute une règle générale, mais on en citerait aisément de très nombreux exemples.

La fin des laisses ne donne lieu qu’à une constatation importante. En un certain nombre de chansons qui appartiennent presque toutes à la geste de Guillaume[3] et dont la plupart sont en décasyllabes, le couplet se termine par un petit vers féminin de six syllabes, qui est en général d’un excellent effet :

Lors commencha les iex à rouellier,
Les dents à croistre et la teste à hochier ;

Molt ot au cuer grant ire[4].

  1. Mort Aimeri, etc.
  2. Jerusalem, etc.
  3. Voir aussi Amis et Amiles, Jourdains de Blaivies. etc.
  4. Aliscans vers 2493 et suiv.