Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/258

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pensées par tout le monde et écrites par tout le monde. Si l’on retrouvait demain vingt autres Roland, ils seraient, j’en suis assuré, conçus selon le même système : on y constaterait le même rythme, la même couleur, le même style enfin.

Le premier caractère de ce style national, c’est une certaine spontanéité qui exclut la recherche. Sauf de bien rares exceptions, nos épiques des tout premiers temps ne songent même pas à faire le plan de leurs poèmes. Ce que nous appelons la composition leur est généralement inconnu. Ce sont des improvisateurs ou des enfants. Ils marchent devant eux sans savoir où ils vont, ni quelles seront les étapes de leur route. À l’aventure, ils vont à l’aventure. Si l’on pouvait comparer leurs chansons à un délit (certains critiques ont été jusque-là) on ne saurait en tout cas les accuser de préméditation. Tout raffinement leur est étranger, comme aussi toute étude, et nous trouvons là une transition tout indiquée pour passer à leur second caractère qui est la méconnaissance ou plutôt l’ignorance de toute espèce de nuance. Certes ce ne sont pas des réalistes, mais leur idéalisme est sans profondeur. Pour tout dire en un mot, ce ne sont pas des observateurs, et ils descendent rarement au fond de leurs propres âmes. Il faut quelque effort aux hommes du XIXe siècle pour comprendre cette poésie brutalement primitive. Nous vivons aujourd’hui dans un monde de psychologie à outrance où d’impitoyables analystes étudient à la loupe le plus secret de nos sentiments et le plus caché de nos instincts. Paul Bourget fait école, et rien n’échappe à l’acier de ces scalpellistes. L’auteur d’Ogier et celui d’Amis et Amiles sont bien l’antithèse la plus exacte de tous ces Bourget. Leur psychologie est rudimentaire. L’homme est à leurs yeux tout mauvais ou tout bon. Cet incomparable et si délicat phénomène de la conversion, ils ne s’en rendent pas compte, et leurs héros se convertissent tout d’un bloc, criminels à midi, saints à une heure. Pas de lutte morale, pas d’hésitations, pas de déchirements, pas de drame intime. L’humanité est divisée en deux camps : les traîtres, d’une part, et les loyaux, de l’autre. Entre ces deux camps pas de va-et-vient ; pas même de déserteurs. Presque toujours on naît traître. Cet itinéraire douloureux et hésitant de l’âme humaine vers le