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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/32

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PRÉFACE

le livre de Villehardouin avec sa haute allure, les mémoires de Joinville avec leur bonhomie, ceux de Philippe de Novare avec leur vivacité malicieuse, l’immense tapisserie bariolée de Froissart, le Quadriloge invectif avec son émotion dramatique, Charles d’Orléans avec sa mélancolie souriante, Patelin et les Quinze joies de mariage avec leur humour sarcastique, la chronique de Chastellain avec son éloquence parfois digne de ses modèles latins, celle de Commines avec sa gravité finaude (je mets à part Villon, qui est de toutes façons un isolé). On ne peut méconnaître, en lisant ces œuvres si diverses qui s’échelonnent sur cinq siècles, qu’il n’y ait dans toutes un heureux rapport entre la forme et le fond, entre la parole et la pensée, et qu’on n’y rencontre souvent la beauté de l’expression, soit trouvée par hasard, soit même (comme chez Garnier de Pont-Sainte-Maxence, Alain Chartier, Chastellain, clercs formés par l’étude du latin) recherchée avec intention. Pour apprécier le mérite de ces premiers efforts vers le style, il faut s’en représenter la nouveauté et la difficulté. Ces poètes, ces prosateurs, n’avaient ni règles ni modèles ; ils étaient placés directement en face de la matière flottante d’une langue incertaine, variable suivant les temps et les lieux, et s’ils ont su la façonner, la plier à rendre leur pensée presque toujours avec clarté, parfois avec force ou avec grâce, ils ont droit à notre estime et même, en certains cas, à notre admiration. La création de la prose littéraire, notamment, est une œuvre étonnante, dont l’enfantement a été long et pénible, et dont les résultats ont été incalculables ; car ici, par exception, le travail du moyen âge n’a pas été perdu pour l’avenir, et l’art d’écrire une prose simple, animée, légère ou éloquente s’est en somme transmis, sans trop d’interruption, du xiiie siècle, à travers les suivants, jusqu’à Rabelais, à Amyot, à Pascal et à Voltaire.