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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/406

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Pour se défendre il prend l’épée.
Mais sur le fil ne voit la brèche,
Vit le pommeau d’or qui reluit,
Connut que c’est l’épée au roi.
Et la reine vit à son doigt
L’anneau qu’il lui avait donné
Et le sien vit du doigt ôté.
Elle cria : « Seigneur, pitié !
Le roi nous a trouvés ici ! »

Ils pensent aussitôt à quitter le Morois, car ils ne doutent pas que le roi ne revienne en force pour s’emparer d’eux. Governal, instruit à son retour de ce qui s’est passé, partage leur sentiment. Ils sortent de la forêt, et se dirigent vers le pays de Galles, en faisant de grandes journées pour s’éloigner plus vite.

Retour d’Iseut près du roi Marc. Fin du fragment de Béroul. — La nièce d’Iseut avait composé de telle sorte le philtre d’amour que ses effets ne devaient durer que trois ans. Le jour où les trois ans furent accomplis, Tristan était à la chasse. Il avait blessé un cerf et le poursuivait, lorsque revint l’heure où il avait bu le breuvage merveilleux. Aussitôt il se repent en lui-même : « Hélas ! fait-il, quelle vie de fatigue et de peine je mène depuis trois ans ! Plus de chevalerie, plus de riches vêtements, plus de cours brillantes. Dieu ! Mon cher oncle m’eût tant aimé si je ne lui avais fait pareil tort ! Je devrais être à la cour du roi et cent damoiseaux avec moi. Et quel triste sort est celui de la reine ! Je l’abrite sous une loge de feuillage alors qu’elle devrait habiter de belles chambres tendues de soie. Je demande en grâce au maître du monde qu’il me donne la volonté de laisser à mon oncle sa femme en paix. » Ainsi pensait Tristan, appuyé sur son arc. Et pendant ce temps, la reine se disait : « Hélas ! À quoi vous sert votre jeunesse ? Vous vivez dans les bois comme une serve. Je suis reine, mais j’en ai perdu le nom par l’effet du breuvage que nous bûmes en mer. » Ils se confient leurs secrètes pensées, et décident de faire une tentative près du roi Marc, en l’assurant qu’il n’y a jamais eu entre eux d’ « amour vilaine ». Le roi consent à reprendre Iseut, mais il exige l’éloignement de Tristan[1].

Dans d’autres versions, le philtre agit jusqu’au bout, jusqu’à la mort des deux amants. La limitation de ses effets à une durée déterminée offre un double avantage : elle explique mieux le

  1. Pour les détails de la réconciliation, voir Revue de philologie française (Paris, Bouillon. 1895., p. 193).