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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/422

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que la jeune fille restait assise ainsi souvent et tout le jour sur le port, et ce que ce pouvait être qu’elle racontait si souvent en secret à Tristan : elle dit qu’elle le saura si elle peut. Lors s’en va au port où sa filleule était assise, et lui dit : « Filleule, fait-elle, je t’ai tendrement élevée. Je te conjure par Dieu que tu me dises pourquoi tu es ainsi tout le jour ici. — Dame, fait-elle, je ne puis voir souffrir ni ouïr le grand martyre et la grand douleur que monseigneur mon parrain souffre. Je m’en distrais ici en regardant les nefs qui vont et viennent. — Certes, fait-elle, je sais bien que tu m’as menti. Et que vas-tu donc si souvent confier à ton parrain ? Par l’aide de Dieu, si tu ne me le dis, jamais tu ne demeureras près de moi ; et si tu me le dis, tu agiras bien, » Elle eut peur de sa dame et lui dit : « Dame, mon parrain a envoyé mon père en Cornouaille pour quérir Iseut son amie pour l’amener ici pour le guérir. Si elle vient, la voile de la nef sera toute blanche, et si elle ne vient pas elle sera toute noire ; je suis ici pour savoir si je verrais la nef venir, et si je la voyais, je l’irais dire à mon parrain. »

Quand elle entendit ces paroles, elle fut courroucée et dit : « Hélas ! Qui eût pensé qu’il aimât une autre que moi ? Certes ils n’eurent oncques si grand joie l’un de l’autre comme je leur ferai avoir de douleur et de tristesse ! » Lors regarde bien loin en mer et voit venir la nef à la blanche voile. Lors dit à la filleule de Tristan : « Je m’en vais et tu demeureras ici. »

Grande était la douleur de Tristan. Il ne peut plus ni boire ni manger, il n’entend plus ; mais toutefois il appela l’abbé de Candon qui devant lui était et beaucoup d’autres, et leur dit : « Beaux Seigneurs, je ne vivrai guère, je le sens bien. Je vous prie, si jamais vous m’aimâtes, que quand je serai mort vous me mettiez en une nef et mon épée près de moi et cet écrin qui y pend. Et puis envoyez-moi en Cornouaille au roi Marc mon oncle, et prenez garde que nul ne lise la lettre qui est dans l’écrin avant que je sois mort. » Puis il se pâme. Alors on entend des cris, et voici venir sa méchante femme qui lui apporte la mauvaise nouvelle et dit : « Hé ! Dieu, je viens du côté du port, j’ai vu une nef qui vient ici en grande hâte, et je crois qu’elle abordera aujourd’hui. » Quand Tristan ouit sa femme parler de la nef, il ouvrit les yeux et se tourne à moult