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Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/439

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Que près son fils leur demande aide,
Qu’il les protège de périr
Et qu’au port ils puissent venir.

Cependant un des matelots s’écrie : « Que faisons-nous ? Seigneur, vous avez avec vous celle par qui nous périssons. Nous n’arriverons jamais à la terre ! Vous avez une femme légitime et vous en emmenez une autre contre toute loi divine. Laissez-nous la jeter en mer pour que nous puissions aborder. » Eliduc couvre d’injures l’importun et s’occupe d’abord de Guilliadon :

Entre ses bras il la tenait
Et confortait tant qu’il pouvait
Du mal qu’elle éprouvait sur mer,
Et de ce qu’elle avait appris
Que son ami, en son pays,
Avait une autre femme qu’elle.

Elle tombe pâmée, toute pâle et décolorée. Elle ne bouge ni ne respire, et son ami la croit morte. Quelle douleur pour lui ! Il se jette sur le matelot, l’abat d’un coup d’aviron, le saisit par un pied et le jette à la mer ; puis il s’installe au gouvernail, et réussit à aborder. Plongé dans la plus grande douleur, il pense à ensevelir dignement son amie, qu’il voudrait suivre dans la mort. Près de là, au milieu d’une forêt, il connaissait un saint ermite ; il se dirige vers sa chapelle, portant devant lui son amie sur son palefroi. Mais il ne trouve plus personne, l’ermite était mort depuis huit jours. En attendant qu’il puisse fonder là une abbaye et y réunir des moines pour prier sur la tombe de son amie, il fait préparer un lit devant l’autel et l’y couche. Quand vint le moment de partir, il pensa mourir de douleur.

Les yeux lui baisë et la face :
« Belle, fait-il, à Dieu ne plaise
Que jamais puisse armes porter
Ni plus longtemps au monde vivre !
Pour votre malheur m’avez vu,
Pour votre malheur me suivîtes.
Douce amië, vous fussiez reine,
Ne fût l’amour loyale et fine
Dont vous m’aimâtes loyaument.
Moult ai pour vous mon cœur dolent.
Le jour que vous enfouïrai,
J’installerai ordre de moines ;
Sur votre tombe chaque jour
Ferai retentir ma douleur. »

Il ferme la porte de la chapelle, et revient chez lui après avoir mandé à sa femme qu’il rentre las et exténué de fatigue. Elle se fait belle pour le recevoir et lui fait le plus tendre accueil.