Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/447

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Mais Fénice doit épouser l’oncle de Cligès, empereur régnant de Constantinople, bien que celui-ci ait juré qu’il ne se marierait jamais pour laisser la couronne à son neveu.

Elle ne sait à qui confier son angoisse, et elle ne peut qu’y penser toujours, jour et nuit. Elle y perd son entrain et sa belle mine. Sa vieille nourrice Thessala s’en aperçoit et l’interroge, mettant à son service toutes les ressources de son art de sorcellerie. Fénice craint d’être blâmée par elle, et ne lui fait d’abord qu’une demi-confidence : son mal n’est rien en lui-même, mais c’est d’y penser qui lui fait grand mal et la trouble.

 « Comment savoir, sans l’éprouver,
Ce que peut être mal ni bien ?
De tous les maux le mien diffère,
Il me plait et pourtant j’en souffre.
Et s’il peut être un mal qui plaise,
Mon ennui est ma volonté,
Et ma douleur est ma santé.
Ne sais donc de quoi je me plaigne,
Car point ne sais d’où mon mal vient,
Que de ma seule volonté.
C’est mon vouloir qui mal devient,
Mais tant ai d’aise en mon vouloir
Que doucement me fait souffrir,
Et tant de joie en mon ennui
Que doucement malade suis.
N’est-ce point un mal hypocrite
Qui doux me semble et tant m’angoisse ?
Nourrice, dites-moi son nom,
Et sa manière et sa nature !
Mais sachez bien que je n’ai cure
De guérir en nulle manière,
Car moult en ai l’angoisse chère. »

Thessala, qui était fort experte, comprend que c’est l’amour qui tourmente sa jeune maîtresse,

Car tous autres maux sont amers,
Hors celui seul qui vient d’aimer.

« Ne craignez rien, dit-elle à Fénice, je sais quel est votre mal, c’est l’amour. Vous aimez, j’en suis certaine, mais je ne vous en ferai point de reproche si vous êtes sincère avec moi. »

Avant de lui faire ses confidences, Fénice demande que Thessala lui promette de n’en parler à personne.

Demoiselle, certes les vents
En parleront plutôt que moi !

« Si vous vous confiez à moi, ajoute-t-elle, je saurai faire que vous en ayez votre joie. » — « Ce serait ma guérison, reprend Fénice. Mais l’empereur me marie, et ce qui me désole, c’est que celui qui me plaît est le neveu de celui que je dois épouser !

Et si de moi il fait sa joie,
Ainsi la mienne aurai perdu.
Mieux voudrais être démembrée
Que notre histoire rappelât
L’amour d’Iseut et de Tristan,
Dont on a dit tant de folies