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peine à dérober au pauvre jongleur les paroles et la musique du chant pour lequel ils avaient fait un pari devant le roi Richard[1]. Les poètes et les jongleurs ont souvent des paroles sévères pour ceux qui s’approprient la musique ou le texte d’une de leurs chansons ; il n’y a peut-être là qu’un moyen détourné de rehausser leur mérite individuel, mais il est certain que le reproche avait souvent quelque chose de fondé.

Ces mélodies étaient chantées dans les salles des manoirs et dans les joyeuses réunions. Mais leur mode d’exécution n’est pas très clairement indiqué dans l’histoire musicale. L’abondance des textes où sont mentionnés des concerts et concentus où entrent de nombreux instruments[2] embarrasse plutôt qu’elle n’instruit. Dans ces passages il est plus que probable qu’il est fait allusion à de vrais concerts instrumentaux et dans lesquels la voix humaine (si elle y entrait) n’exécutait qu’une des parties de la pièce musicale. Nous serions en définitive dans le champ de la musique harmonique. Le seul texte explicite est le passage bien connu de la Chanson de Horn où il est dit que Gudmod, après un prélude de harpe, entonne à voix haute et claire le lai de Batolf, et ensuite en l’instrument fait les cordes chanter. Tout ensi cum en vois l’aveit dit en premier. Il répète donc sur l’instrument le motif qu’il avait exécuté d’abord avec la voix. Ce mode simple et primitif d’exposition musicale qui est encore dans toute l’Italie employé par les aveugles, les chanteurs populaires et les racleurs de violons, doit avoir été celui de ces nombreux artistes qui chantaient eux-mêmes leurs chansons et jouaient de la viole. Il ne pouvait alors être question d’accompagnement dans le sens moderne du mot ; je ne crois pas non plus que l’instrument ait pu jouer à l’unisson, à cause des difficultés matérielles que présentaient la position et le maniement d’un instrument à archet et qui devaient empêcher la même personne d’exécuter à la fois un morceau de chant et de musique instrumentale. Tout au plus cela aurait-il été possible avec une harpe ou un autre instrument à cordes pincées. Mais rien n’empêchait cette simultanéité dans le cas, du reste très fré-

  1. Voir Chabaneau, Biographies des Troub., p. 13.
  2. Voir Ambros, II, 231-46, Lavoix, 318-70, et l’article cité de M. Freymond, auquel a largement puisé M. Sittard, Jongleurs u. Menestrels (dans le Vierteljahrschrift, I, 175).