Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 1, 1896.djvu/63

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l’imagination de ceux qui croient que le latin s’imposa partout sans peine et sans obstacle, ne s’appuie sur rien, tout au contraire elle semble peu d’accord avec le caractère de l’invasion du vie siècle, qui paraît avoir été plutôt une incursion, d’après ce que nous en dit Grégoire de Tours. Une seule chose est certaine dans l’état actuel de la science, c’est que l’aquitain, chassé de presque tout le territoire qu’il occupait en France, a cédé la place à un parler d’origine latine (le gascon), qu’il a influencé, et par lequel il a été influencé de son côté, mais nous ignorons absolument l’histoire de leurs relations et l’époque de la victoire du latin.

On va voir que pour les provinces de langue celtique[1] nous ne sommes non plus, guère bien renseignés. Il est visible que la soumission aux vainqueurs y fut assez prompte. Pourquoi le système qui réussissait partout eût-il échoué là ? Fustel de Coulanges a très bien montré dans quelle situation précaire les Celtes, bien déchus de leur ancienne puissance, menacés par une invasion germaine, se trouvaient, lorsque quelques-uns d’entre eux eurent la pensée de solliciter l’intervention de César. L’unité nationale n’existait pas, la patrie se bornait, aux yeux de la plupart, aux limites étroites d’une cité, en lutte perpétuelle avec ses voisines. Les cités elles-mêmes, fractionnées en partis, se composaient en outre peut-être de vainqueurs et de vaincus, en tout cas de maîtres, nobles et druides, et d’esclaves ou d’ambacts, dont la condition était peu éloignée de la servitude, en un mot de gens dont beaucoup n’avaient rien à perdre à des changements politiques. Rome eut la suprême habileté, ou le bonheur, de garder les Gaulois divisés entre eux, et en même temps de les unir en elle. Au druidisme, seul lien moral entre les peuplades morcelées, elle opposa son culte et celui de l’empereur, deux puissances assez éloignées pour qu’on les crût divines, assez proches pour que l’intérêt humain commandât de les servir[2].

  1. Quand je parle de provinces de langue celtique, je n’entends nullement que le celtique était le parler de toute la population. On sait que les Celtes avaient vaincu des races antérieures, on ne sait pas s’ils les avaient assimilées. Cette réserve faite, j’ajoute que la question ne touche qu’indirectement à celle qui est ici posée. Qu’on fût obligé d’abandonner, pour apprendre le latin, le gaulois ou toute autre langue, le cas était à peu près le même. Il faut convenir néanmoins que deux ou plusieurs langues distinctes ont moins de force de résistance qu’une langue unique (même avec des dialectes), parlée par une population homogène.
  2. La question de l’extinction du druidisme est très controversée.