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LXI
ORIGINES DE LA LANGUE FRANÇAISE

absurdes n’arriverait-on pas, si on soutenait qu’un mot n’était pas français au xive siècle, sous prétexte qu’il est étranger au provençal et à l’italien du xixe, ou si on prétendait reconstituer la grammaire française de cette époque d’après des notions incomplètes sur la grammaire du gascon ou du picard actuels ! J’accorde que la suppression de cette règle entraînerait à admettre toutes les fantaisies sans fondement, et cependant, à l’appliquer strictement, on s’expose à refuser parfois d’examiner des hypothèses qui peuvent être exactes.

En second lieu, le fait qu’un élément linguistique quelconque se rencontre en dehors du domaine celtique, ne prouve nullement que, dans ce domaine, il ne soit pas d’origine celtique. D’abord un mot a pu pénétrer du celtique dans le latin populaire et de là se perpétuer en italien et en espagnol, dans des dialectes sur lesquels les Celtes n’ont eu aucune influence directe. Alauda est dans ce cas, les anciens nous l’ont signalé, mais est-on sûr qu’ils ont observé tous les mots analogues, et que d’autres n’ont pas pu suivre le même chemin et avoir la même fortune, sans que nous en ayons été avertis ?

En outre les langues, même sans avoir des rapports de filiation entre elles, ont de singulières rencontres, témoin le grec et le français. Une construction peut donc être de provenance grecque sur les côtes du sud de l’Italie, et latine ou celtique en France. Dans la plupart des cas la conformité des effets est due à l’unité de la cause, soit ; la chercher en dehors est un danger, soit encore ; il n’en est pas moins vrai que conclure systématiquement de l’identité des effets à l’identité de la cause est un sophisme[1].

Dans ces conditions, il s’en faut que la science actuelle apporte dans l’examen de ces questions une méthode à l’abri de toute critique, et qu’elle possède un critérium sûr des faits particuliers. Elle s’honore et s’assure en refusant d’admettre des hypothèses impossibles à contrôler, mais en revanche cette pru-

  1. Thurneysen lui-même fait des observations analogues à celle-ci (Keltoromanisches, p. 13). Windisch cite comme exemple de ces rencontres l’italien eglino, elleno (ils), formé sur amano (ils aiment). La même analogie se retrouve en irlandais iat (ils), d’après carat (ils aiment). Aucune des deux langues n’a pourtant influé sur l’autre, et elles n’ont pas non plus pris cela à une source commune (Grundriss, I, p. 309.)