Page:Petitot - Collection complète des mémoires relatifs à l’histoire de France, 1re série, tome 2.djvu/237

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Ung soir advint que les Turcs amenerent ung engin qu’ilz appelloient la perriere, ung terrible engin à mal faire, et le misdrent vis à vis des chaz chateilz, que messire Gaultier de Curel et moy guettions de nuyt. Par lequel engin ilz nous gettoient le feu gregois[1] à planté[2], qui estoit la plus orrible chose que onques jamés je veisse. Quant le bon chevalier messire Gaultier mon compaignon vit ce feu, il s’escrie, et nous dist : « Seigneurs, nous sommes perduz à jamais sans nul remede ; car s’ilz bruslent nos chaz chateilz, nous sommes ars[3] et bruslez : et si nous laissons nos gardes, nous sommes ahontez. Pourquoy je conclu, que nul n’est qui de ce peril nous peust defendre, si ce n’est Dieu nostre benoist createur. Si vous conseille à tous que toutes et quantes foiz qu’ils nous getteront le feu gregois, que chascun de nous se gette sur les coudes et à genoulz : et crions mercy à nostre Seigneur, en qui est toute

  1. Le feu grégeois fut inventé par Callinique, architecte d’Héliopolis, sous Constantin-le-Barbu. Il étoit composé de poix et autres gommes tirées des arbres, de soufre et d’huile. On s’en servoit sur mer et sur terre. Sur mer, tantôt on en remplissoit des brûlots qu’on faisoit voguer au milieu des flottes ennemies, et qui les embrasoient ; tantôt on en mettoit dans de grands tuyaux de cuivre placés sur la proue des vaisseaux de course, et on le souffloit contre les bâtimens qu’on vouloit détruire. Sur terre, des soldats, portant de petits tuyaux de cuivre, souffloient également le feu grégeois contre les troupes qui leur étoient opposées. On lançoit aussi contre les machines des épieux de fer aigus, entourés de matières combustibles, ou des vases remplis de ces matières, et qui se brisoient en tombant. Ces diverses manières de combattre ont sans doute donné l’idée des canons, des fusils et des bombes. L’eau ne pouvoit éteindre ce feu ; il n’y avoit que le vinaigre et le sable qui en arrêtassent les ravages.
  2. A planté : abondamment.
  3. Ars (du verbe ardre) : consumé, embrasé.