Page:Peyrebrune - Les Freres Colombe.djvu/52

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toire en porcelaine du Japon que Scipion avait jugée indispensable pour stimuler le goût et le plaisir d’étude de l’écolière.

En dépit de ce soin, Manon regimbait parfois, ennuyée de ces choses que l’on apprend plus volontiers à dix ans que lorsqu’on marche sur ses quinze, surtout quand on y marche si délibérément que Manon, qui n’avait plus dix ans ni l’air d’une pensionnaire maintenant, avec sa coiffure élégante et frisottée, comme elle apprenait à la faire avec ces demoiselles du cours de peinture, et dont le corsage rebondi gênait l’application pour la dictée ou le devoir écrit, le nez sur la table, les coudes à l’écart.

Elle s’impatientait quelquefois en brouillant les dates d’histoire, et Annibal suait d’angoisse à la voir le sourcil froncé, tapotant la table de ses petits doigts agacés, refusant de répondre, prête à bouder. Mais Scipion intervenait, maman Scipion, qui remplissait divinement son rôle : il soufflait le mot ou la date, ou bien trouvait une réplique drôle qui faisait rire Manon en délivrant Annibal de son cruel devoir de pédagogue.

Et l’on se prenait à jacasser autour de la table, sous la lampe qui faisait au plafond un rond de clarté dansante. Manon racontait des histoires de l’atelier, pas toutes, mais où il y avait toujours des amourettes. Et les frères Colombe frissonnaient, les yeux bien ouverts, effarés de cette science précoce, si parisienne et si dangereuse. Papa Annibal sentait croître sa responsabilité, et maman Scipion s’évertuait à détourner et à fausser les idées de Manon sur le chapitre de l’amour. Volontiers il lui aurait expliqué que cela voulait dire l’affection que l’on éprouve pour les petits chats et les petits oiseaux, et que l’on se moque des gens quand on leur applique cette forme du sentiment ; voire même que c’était une injure dont il fallait se fâcher et se plaindre.

Mais Manon riait. Elle riait avec sa bouche toute rose, un peu grande, où toutes ses fines dents éclatantes riaient aussi comme si elles se moquaient de maman Pion et de papa Nibal par-dessus le marché, qui rognonnait dans sa grosse moustache.