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Page:Phelan - Les deux anneaux (légende de la Nouvelle-France), 1853.djvu/6

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les allées du jardin sur lequel ils avaient vue. Ceci était vrai surtout pour les plus avancés en grade ; quant aux plus jeunes, leurs subalternes, qu’une gaîté plus expansive paraissait animer, il eut été difficile de dire au juste s’ils ne prenaient pas autant de plaisir à concentrer leur propre admiration sur les jolies têtes qu’ils voyaient qu’à recevoir celle de la foule. Les longs et fréquents regards qu’ils semblaient jeter sur les frais ombrages et les verts gazons des promenoirs qui se déroulaient devant eux pouvaient s’interpréter par la foule enthousiasmée comme un indice de leur désir de se soustraire à l’ardeur du soleil ; car la matinée était belle, et, sans être excessive, la chaleur qu’il faisait pouvait naturellement faire naître un tel désir chez ceux qui, comme ces jeunes messieurs et la foule elle-même, y étaient exposés. Mais, pour l’observateur attentif, il était désormais constaté que, malgré leur dévouement pour leur patriotique profession, leurs cœurs n’étaient pas tout à l’amour des armes. Leurs tendres mais respectueuses missives, transmises discrètement à travers l’espace avec toute la rapidité du télégraphe électrique, auquel on était pourtant loin de rêver à cette heureuse époque, recevaient assez souvent de douces et modestes réponses de la part des beaux yeux auxquels elles s’adressaient ; ce qui prouvait que ces aimables et mystérieuses correspondances avaient dû être entamées ailleurs et qu’elles ne se renouvelaient ici que par continuation.

L’un de ces jeunes officiers surtout, qu’à son costume on reconnaissait pour un des lieutenants du bataillon de milice qui avait été appelé à partager les honneurs du jour, jeune homme d’une figure intéressante et sur la physionomie duquel se développait la plus heureuse combinaison de l’âme et de la chair, de l’intelligence avec les plus nobles instincts du cœur ; ce jeune homme ne se lassait pas de regarder du côté vers lequel les regards de ses camarades ne cessaient aussi de se reporter, sans trahir toutefois d’autre préoccupation que celle qui pouvait naître de leurs habitudes de politesse et de courtoisie ; mais il y avait dans l’aspect du jeune milicien quelque chose qui tenait de la fascination. On pouvait facilement deviner qu’un intérêt plus qu’ordinaire pour lui s’attachait au tableau qu’il contemplait avec ravissement. Une joie intérieure se lisait dans ses yeux et lui donnait en quelque sorte l’air de partager la gaîté de ses amis, à laquelle pourtant il était complètement étranger, bien qu’il eût le soin de temps en temps de paraître goûter les bons mots, les saillies qui formaient le fonds inépuisable de leur joviale conversation, comme s’il eût craint le reproche d’être livré corps et âme aux étreintes d’un sentimentalisme outré et de s’attirer le terrible châtiment de leurs railleries, arme qu’il redoutait mille fois plus que leurs épées, déjà si redoutables pourtant. Mais, malgré tous ses efforts pour ne point paraître moins gai que les autres, il ne put réussir à cacher jusqu’au bout sa distraction. Ceux qui étaient le plus près de lui finirent par s’en apercevoir. Les distractions qui les avaient eux-mêmes jusque là si bien aidés à convertir en plaisir la peine d’une attente prolongée commençaient à disparaître pour les uns, à s’éteindre pour les autres dans la jouissance du moment ; ils allaient donc se faire une distraction de celle de leur compagnon d’armes.

Ils venaient de faire une précieuse découverte : l’abondance leur venait au moment de la disette.

Le jeune milicien ne s’apercevait plus de ce qui se passait autour de lui, tant il était absorbé par l’idée de ce qu’il voyait au-delà, lorsqu’un de ses voisins, qui le contemplait lui-même depuis un quart d’heure en souriant, se pencha doucement vers lui et lui souffla ces mots à l’oreille :

— Mon cher lieutenant, vous paraissez jouer là une intéressante partie.

— Oui, répondit un autre aussitôt ; j’espère que vous n’y avez pas encore joué votre dernière carte.

— Vous voyez bien que la dernière carte est jouée, reprit un troisième, puisque monsieur savoure déjà les délices de la victoire.

— Certes, il faut convenir, dit un autre, qu’il a raison d’être fier de sa victoire, car le prix en est beau.

— Le traité de paix est-il conclu ? demanda le premier des interlocuteurs.

— Non sans doute, répondit un autre, puisqu’il en préparait tout à l’heure les principaux articles dans le silence de ses méditations.

— Espérons qu’il saura se montrer aussi habile diplomate qu’il est heureux conquérant.