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Si quelqu’un a assisté à un repas réunissant toutes ces conditions, il peut se vanter d’avoir assisté à sa propre apothéose, et on aura d’autant moins de plaisir qu’un plus grand nombre d’entre elles auront été oubliées ou méconnues.

J’ai dit que le plaisir de la table, tel que je l’ai caractérisé, était susceptible d’une assez longue durée ; je vais le prouver en donnant la relation véridique et circonstanciée du plus long repas que j’aie fait en ma vie : c’est un bonbon que je mets dans la bouche du lecteur, pour le récompenser de la complaisance qu’il a de me lire avec plaisir. La voici :

J’avais, au fond de la rue du Bac, une famille de parents, composée comme il suit : le docteur, soixante-dix-huit ans ; le capitaine, soixante-seize ans ; leur sœur Jeannette, soixante-quatorze. Je les allais voir quelquefois, et ils me recevaient toujours avec beaucoup d’amitié.

« Parbleu ! me dit un jour le docteur Dubois en se levant sur la pointe des pieds pour me frapper sur l’épaule, il y a longtemps que tu nous vantes tes fondues (œufs brouillés au fromage), tu ne cesses de nous en faire venir l’eau à la bouche ; il est temps que cela finisse. Nous irons un jour déjeuner chez toi, le capitaine et moi, et nous verrons ce que c’est. » (C’est, je crois, vers 1801 qu’il me faisait cette agacerie.) « Très-volontiers, lui répondis-je, et vous l’aurez dans toute sa gloire, car c’est moi qui la ferai. Votre proposition me rend tout à fait heureux. Ainsi, à demain dix heures, heure militaire[1]. »

Au temps indiqué, je vis arriver mes deux convives,

  1. Toutes les fois qu’un rendez-vous est annoncé ainsi, on doit servir à l’heure sonnante : les retardataires sont réputés déserteurs.