Page:Physiologie du gout, ou meditations de gastronomie transcendante; ouvrage théorique, historique, et à l'ordre du jour, dédié aux gastronomes Parisiens (IA b21525699).pdf/280

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
260
MÉDITATION XXVI.

court chapitre, j’appellerais à mon aide les médecins qui ont observé par quelles nuances insensibles les corps animés passent à l’état de matière inerte. Je citerais des philosophes, des rois, des littérateurs, qui, sur les bornes de l’éternité, loin d’être en proie à la douleur, avaient des pensées aimables et les ornaient du charme de la poésie. Je rappellerais cette réponse de Fontenelle mourant, qui, interrogé sur ce qu’il sentait, répondit : « Rien autre chose qu’une difficulté de vivre. » Mais je préfère n’annoncer que ma conviction, fondée non-seulement sur l’analogie, mais encore sur plusieurs observations que je crois bien faites, et dont voici la dernière :

J’avais une grand’tante âgée de quatre-vingt-treize ans, qui se mourait. Quoique gardant le lit depuis quelque temps, elle avait conservé toutes ses facultés, et on ne s’était aperçu de son état qu’à la diminution de son appétit et à l’affaiblissement de sa voix.

Elle m’avait toujours montré beaucoup d’amitié, et j’étais auprès de son lit, prêt à la servir avec tendresse, ce qui ne m’empêchait pas de l’observer avec cet œil philosophique que j’ai toujours porté sur tout ce qui m’environne.

« Es-tu là, mon neveu ? me dit-elle d’une voix à peine articulée. — Oui, ma tante ; je suis à vos ordres, et je crois que vous feriez bien de prendre un peu de bon vin vieux. — Donne, mon ami ; le liquide va toujours en bas. » Je me hâtai, et, la soulevant doucement, je lui fis avaler un demi-verre de mon meilleur vin. Elle se ranima à l’instant ; et tournant sur moi des yeux qui avaient été fort beaux : « Grand merci, me dit-elle, de ce dernier service ; si jamais tu viens à mon âge, tu verras que la mort devient un besoin tout comme le sommeil. »