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SUITE DE LA POÉSIE ÉLÉGIAQUE.

sans cesser d’être vif et précis : nul n’a jamais parlé de la vertu en termes mieux sentis, ni plus énergiquement combattu le vice. Il n’a pas vu assez peut-être que le mal ici-bas est la condition du bien et son ombre inséparable, et qu’il n’y a de mérite que dans l’effort qui nous dégage du joug de notre terrestre nature. Les plaintes que lui arrache le spectacle désordonné du monde ressemblent presque à des blasphèmes contre la Providence. Il conclut du moins à l’action, si le bien est possible, et à la résignation, si le mal ne se peut empêcher :

« Bon Jupiter, je t’admire ; car tu commandes à tous les êtres, car tu possèdes en toi la plénitude des honneurs et de la puissance. Tu connais à fond les pensées et le cœur de chaque homme ; et ton autorité, ô roi ! est la plus haute qu’il y ait dans le monde. Comment donc, fils de Saturne, as-tu bien le courage de tenir le même compte de l’homme criminel et du juste ? comment ton esprit se tourne-t-il indifféremment ou vers la sagesse, ou vers les attentats de ces mortels qui ne craignent pas de commettre des actes pervers ? Non, la divinité n’a marqué aucune règle à notre conduite, aucune route par où l’on soit sûr de gagner la faveur des immortels. Des scélérats jouissent d’une prospérité qu’aucun chagrin ne trouble ; et ceux qui préservent leur âme des œuvres du mal, ceux qui aiment la justice, ont en partage néanmoins la pauvreté, mère du désespoir, la pauvreté qui pousse au crime le cœur des hommes… C’est dans la pauvreté que se décèlent et l’homme pervers et l’homme réellement vertueux ; c’est quand ils sont aux prises avec l’indigence. L’un médite de criminels projets, et jamais dans sa poitrine ne germe une pensée de justice. L’âme de l’autre, au contraire, ne se laisse aller ni au gré de la mauvaise fortune, ni au gré de la bonne. Oser le bien, supporter le mal, voilà le devoir de l’homme vertueux[1]. »

J’ai expliqué ailleurs comment l’Ionien Tyrtée s’était servi, tout en s’adressant à des Doriens, de cette langue ionienne, qui était en ce temps-là l’idiome unique de la poésie. Le

  1. Sentences, vers 373 et suivants.