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CHAPITRE XIX.

et s’éteindre. » Il ne faut pourtant pas prendre au pied de la lettre ces vives expressions. Sophocle a la modération dans la force : voilà à quoi il les faut réduire. Les héros qu’il peint n’ont plus rien de titanique ni de gigantesque ; mais ce sont toujours de vrais héros. Ils sont au-dessus de nous, mais non pas trop loin de nous ; et rien de ce qui les concerne ne nous est étranger. C’est l’homme idéal, plus beau, plus noble que la réalité, mais qui s’en rapproche parce qu’il n’est exempt ni de faiblesses ni d’erreurs, et que l’infortune ne le trouve jamais complètement insensible à ses atteintes. Avec Sophocle, le ton de la tragédie est descendu à cette juste limite où la poésie conserve encore la grandeur et la dignité, et où déjà nous trouvons en elle ce que nous aurions pu penser et ce que nous aurions pu dire. La diction de Sophocle est loin de ressembler à celle des prosateurs, beaucoup moins loin toutefois que celle d’Eschyle. Ce ne sont plus les impétueux élans du dithyrambe, les tours extraordinaires, les mots volumineux ; mais Sophocle n’est guère moins difficile à lire qu’Eschyle même. Il emploie les termes de la langue dans le sens étymologique, bien plus que dans leur acception vulgaire ; et l’esprit est forcé à chercher au-dessous de la surface, pour trouver la pensée du poëte. Sophocle n’a ni cette clarté ni cette fluidité dont le dotent certains critiques, si ce n’est dans quelques récits où il semble avoir voulu rivaliser, avec Euripide, de facilité et d’abondance oratoire. Ses chœurs sont d’un style non moins savant que toute cette ancienne poésie lyrique dont avait hérité la tragédie ; mais le pathétique y domine, et surtout une grâce et une douceur ineffables. Beaucoup de ses odes, même considérées en soi, et indépendamment de l’action où elles concourent, peuvent être comptées parmi les chefs-d’œuvre de la muse lyrique. Sophocle a mis dans le choix des mètres les plus propres à l’expression des sentiments affectueux un soin délicat dont notre ignorance même peut encore saisir les heureux effets. Les Athéniens donnaient à Sophocle le nom d’abeille attique ; et ce nom, qu’il méritait, nous pouvons nous-mêmes en apprécier la justesse et l’exquise convenance.