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CHAPITRE XX.

d’Eschyle, ni la sereine majesté de Sophocle, et qu’il leur est inférieur à tous deux par les plus nobles côtés de l’art ; mais revendiquons pour lui l’honneur d’avoir montré l’homme à lui-même, et d’avoir excellé à peindre des tableaux merveilleux de vérité et de pathétique, dans une manière que personne avant lui n’avait soupçonnée, dont nul après lui, chez les anciens, n’a retrouvé le secret. Aristote, qui lui adresse tant de reproches plus ou moins fondés, n’a pourtant pas essayé de nier la puissance de son génie. Il n’hésite pas à proclamer Euripide le plus tragique des poëtes. C’est là le jugement le plus exact et le plus sensé qu’on ait jamais porté sur Euripide ; c’est celui auquel je me tiens, et dont je voudrais réussir à mettre les éléments en lumière.

Peu nous importe que le grand poëte, se défiant trop de la puissance des paroles, ait recouru de temps en temps au costumier du théâtre de Bacchus, pour faire entrer par les yeux la pitié dans les âmes. Ces rois qu’il faisait paraître en haillons, et qui tendaient la main comme des mendiants, n’étaient nullement des gueux sans vergogne, quoi qu’en aient dit les comiques, et ils s’exprimaient dans un langage décent et digne. C’est à une pièce d’Euripide, aujourd’hui perdue, que songeait Horace, et à quelques-uns de ces rôles tant honnis par Aristophane, quand il écrivait ; « Télèphe et Pélée, tous deux pauvres et exilés, rejettent bien loin les phrases ampoulées et les mots longs d’une aune, s’ils veulent toucher par leurs plaintes[1]. » Je conçois que des héros travestis de la sorte aient scandalisé les vieux Athéniens, les restes héroïques des combats de Marathon et de Salamine ; mais nous, qui avons vu et toléré sur la scène toutes les laideurs physiques et toutes les horreurs morales, serons-nous plus sévères, pour un poëte mort depuis vingt-deux siècles, que ne l’ont été, en définitive, ses délicats et difficiles contemporains ? Car les Athéniens ont fini par lui pardonner ces images. Ils s’y sont parfaitement accoutumés ; et ils n’ont pas cru qu’il valût la peine, pour si peu, de dévouer Euripide aux dieux infernaux, ou de lui faire avaler la ciguë.

  1. Art poétiques, vers 96 et suivants.