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LUCIEN.

par leurs sentiments et leurs doctrines morales des chrétiens sans le savoir, la foule, qui avait perdu la foi à ses dieux antiques, vivait dans une absolue indifférence, ou se plongeait dans de stupides et dégradantes superstitions. Il y avait des devins, des sorciers, des thaumaturges ; plus d’un charlatan se proclama dieu : Apollonius de Thyane avait des croyants et des adorateurs après sa mort, et il en avait eu pendant sa vie même.


Lucien moraliste et écrivain.


Quand Lucien se borne à la critique des travers et des ridicules de ses contemporains, il est admirable de bon sens, autant que de verve et d’esprit. Avec quelle franchise impitoyable il démasque les fourberies des sophistes, et met à mal l’indigence philosophique ou littéraire des hommes qui se paraient, aux yeux du peuple, des beaux noms d’orateur et de philosophe ! Ce n’est pas Socrate avec son urbanité charmante ; mais c’est une raison imperturbable, une inépuisable érudition ; ce sont des plaisanteries de bon aloi, et aussi vivement dites que justement appliquées ; c’est un art où se sent tout à la fois quelque chose du génie de Platon et quelque chose aussi de la pétulance des anciens comiques.

Lucien n’est pas très-original par le fond des idées ; mais il excelle à peindre les idées mêmes, à les mettre en saillie, à en faire saisir jusqu’aux plus fugitives nuances. Il emploie d’ordinaire la forme du dialogue ; et il ne le cède à personne, pas même à Platon, pour l’imitation des tours de la conversation familière, pour la grâce et le piquant de la diction. Mais ses dialogues sont en général fort courts, et tout fantastiques ; je veux dire que Lucien met en scène des personnages de pure invention pour la plupart, et qui ne conversent ensemble qu’en vertu de son caprice d’artiste et de sa volonté souveraine : ainsi Timon et Mercure ; ainsi la Vertu, le Syllogisme et les philosophes ; ainsi le savetier Micyllus et son coq ; ainsi des morts de tous les temps et de tous les pays. Ce ne sont pas, à proprement dire, des compositions dramatiques : ce sont de simples conversations